Le commissaire sortit prendre l’air sur le perron, le jeune lieutenant pendu à ses basques. Comme s’il craignait qu’il fasse un nouveau malaise. Laurent resta à l’intérieur, ressassant sa colère.
— Tu crois vraiment qu’on arrivera à la maîtriser jusqu’à ce que la mission soit terminée ?
— Faudra bien, répondit Franck. Mais le plus gros risque, ce sera pendant l’exécution… Quand on sera obligés de la lâcher dans la nature. Il faut que je cogite encore à la meilleure façon de l’empêcher de nous rouler.
— Je me demande comment ça va finir. On aurait dû peut-être choisir quelqu’un d’autre… J’ai comme l’impression qu’on joue avec le feu.
— Très bonne impression ! approuva le capitaine qui venait de les rejoindre. Laissez-moi la calmer, elle ne fera plus peur à personne !
— Tu n’y arriveras pas ! répliqua Franck en lui jetant un regard acerbe.
— On parie ?
— Non, on parie rien du tout… Ce qu’elle a subi hier ne l’a pas empêchée de nous sauter dessus aujourd’hui. Il faut juste qu’on redouble de prudence.
— T’as raison ! J’aimerais bien rentrer chez moi vivant à la fin de cette putain de mission !
— Tout à l’heure, j’ai bien cru qu’elle allait m’envoyer dans l’autre monde, murmura Franck. Vous auriez vu ses yeux… Mais elle ne l’a pas fait, finalement. C’est plutôt bon signe…
— Elle ne l’a pas fait parce que je l’ai assommée ! rappela Philippe.
— Non… Elle était en train de desserrer quand tu l’as frappée. J’ai bien vu qu’elle hésitait.
— C’est une criminelle, reprit Philippe, mais… C’est vrai qu’elle est… Je sais pas comment dire ! J’ai l’impression qu’elle a un bon fond. Je me demande comment elle a pu en arriver là…
Laurent leva les yeux au ciel.
— C’est pas un accident, affirma Franck. Cette fille a la mort dans le sang. Elle a des sortes de pulsions incontrôlables…
Le jour déclinait. Marianne avait des crampes terribles dans les bras. Personne depuis ce matin. Elle s’était allongée sur le lit, n’en avait plus bougé. Les yeux rivetés aux cristaux verts. L’esprit riveté aux yeux bleus. Ce qu’elle avait vu la veille n’était donc pas un simple cauchemar ou une hallucination due à la déshydratation.
Mon amour… Je vais te sortir de là. Tiens bon… !
Elle avait passé sa journée à gamberger. Mais il n’y avait pas plusieurs solutions. Il n’y en avait que deux. Mais, quoi qu’il arrive, elle agirait. Ferait n’importe quoi.
Pour toi, mon amour.
Des pas dans le couloir lui annoncèrent une visite. Espérons qu’ils viennent me détacher, m’apporter à manger. Ou alors, ils vont me refoutre dans l’abri de jardin. Ou peut-être, ils vont me tuer. S’ils me tuent, je ne pourrai pas sauver Daniel… Non, ils ne peuvent pas me buter, ils ont trop besoin de moi.
La clef fit deux tours dans la serrure. Délégation des grands jours. Trois flics pour le prix d’un.
— On t’a apporté ton repas, annonça le commissaire.
Il s’agenouilla sur le lit, elle lui tourna le dos. Les menottes desserrèrent enfin leur étreinte métallique. Elle frotta ses poignets, les regarda tour à tour.
— Vous comptez bouffer avec moi ? Vous voulez me couper l’appétit ou quoi ?
Elle se dirigea vers la salle de bains. Au passage, elle heurta Laurent d’une œillade un peu moqueuse, assortie d’un sourire du même acabit. Il l’attrapa par le bras, elle exécuta une marche arrière forcée.
— Te fous pas de ma gueule, toi !
— Moi ? Mais non, capitaine ! Je trouve que ce masque vous va à ravir !
Il lui colla une petite tape, pile dans le nez. Déjà fêlé. Il n’avait pas frappé fort, mais la douleur enflamma ses sinus, monta jusqu’à son cerveau. Ses glandes lacrymales s’emballèrent instantanément, elle porta ses deux mains à son visage.
Elle s’accroupit pour laisser passer la tempête.
— Fils de pute ! chuchota-t-elle avec hargne.
Laurent la souleva du sol, la plaqua contre le mur.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Ça suffit ! s’écria Franck.
— Tu permets ? Je lui apprends la politesse…
— Lâche-la !
Il s’exécuta enfin et Marianne s’exila dans la salle de bains. Franck avait l’impression que quelqu’un piétinait ses nerfs. Il regretta soudain d’avoir accepté cette mission.
— Tu peux pas te contrôler un peu ? reprocha-t-il à son adjoint.
— Ça va, j’l’ai à peine touchée ! Et puis, c’est pas toi qui lui as collé un coup de crosse dans la tête le jour de son arrivée ? C’est pas toi qui l’as enfermée dans un trou à rats hier ?!
Franck fut réduit au silence. Marianne réapparut et se posta face à lui, cala son regard noir bien en face des prunelles vertes, respira un grand coup.
— Il faut que je vous parle… Je n’exécuterai la cible qu’à une condition : que mon mec soit sorti de prison… Et innocenté.
— Ton mec ? railla le capitaine. Je te signale que ton mec est marié et qu’il a deux gosses…
— C’est à prendre ou à laisser, conclut-elle sans tenir compte des sarcasmes de Laurent.
Franck s’accorda un instant de réflexion. Les choses empiraient.
— La seule condition dans le contrat, c’était qu’on te sorte de prison et qu’on te rende ta liberté une fois la mission menée à bien… On ne change pas un contrat.
— Eh bien moi, je change les règles…
Il sentit enfler sa gorge. Des boules parfaites pour une partie de pétanque. Mais il garda son calme.
— Je t’ai déjà expliqué que je ne pouvais pas intervenir pour lui… Qu’il serait bientôt libre. Je ne vois pas pourquoi tu me prends la tête avec cette histoire.
— Je ne tuerai personne si Daniel est encore en taule, martela-t-elle. C’est bien clair, commissaire ?
— Si tu refuses de respecter le contrat, je te descends, Marianne. C’est bien clair ?
Ils s’affrontèrent un instant dans un silence pesant.
— Je te laisse réfléchir, dit-il enfin. J’espère que tu vas revenir à la raison…
— Compte pas là-dessus, commissaire. Pas d’assassinat tant qu’il est en prison.
Les trois policiers quittèrent la chambre, Marianne s’effondra sur sa chaise. La partie s’annonçait serrée. Une guerre des nerfs. Il fallait envisager une autre solution si le chantage ne fonctionnait pas. Une issue de secours. Elle avait déjà élaboré un plan. Plus primitif que le premier. Mais sans doute sa dernière chance. Elle mangea du bout des lèvres puis retourna s’allonger.
Dormir pour récupérer. Dormir pour guérir des douleurs. Se concentrer. Se tenir prête. Pour le moment où…
Pour toi, mon amour.
✩
Mardi 5 juillet — Midi
Franck finissait de préparer le plateau déjeuner de sa prisonnière. Et d’apprendre par cœur le discours qui irait avec. En guise d’apéro.
Laurent avait viré ses pansements, révélant une vraie sale gueule. Il ressemblait un peu à un truand tombé entre les griffes du gang adverse.
— T’as des nouvelles ? espéra-t-il en décapsulant une bière.
— Non, révéla le commissaire. Toujours rien.
Le capitaine soupira.
— Je commence à en avoir marre, avoua-t-il. Ça va durer combien de temps, à ton avis ?
— J’en sais rien. Pas ma faute si l’autre s’est offert des vacances à l’improviste !
— Ils ont la belle vie, ces cons-là ! Peuvent partir à l’autre bout du monde, comme ça, sur un coup de tête ! Et nous, on poireaute en jouant les nounous avec une échappée de l’asile !