— Vous avez froid ?
— J’ai passé la nuit dehors…
Il attrapa un thermos à l’arrière de son siège.
— C’est du thé. J’évite le café, ça me donne des brûlures d’estomac…
— Merci beaucoup, monsieur.
— Oh, mais de rien ! De rien, mademoiselle…
Franck avait légèrement incliné son siège. L’oiseau au grand bec perforait encore sa matière grise. Un nœud coulant lui serrait les tripes. Il était au bord d’une catastrophe aux conséquences qu’il avait encore du mal à jauger. La fin de sa carrière, dans le meilleur des cas.
Le portable de Laurent vibra. Le capitaine décrocha à la va-vite.
— Ouais, Philippe… Non, ici non plus, toujours rien… Ouais… À plus…
Franck avait renoncé à errer sur la route. Avait eu l’idée de planquer à l’entrée de chacun des villages les plus proches de la propriété. Un à l’est, l’autre à l’ouest. Priant pour que Marianne suive la route principale. Philippe attendait à L., tandis que Franck et Laurent faisaient le pied de grue à T. Depuis des heures, maintenant.
— J’ai envie d’un café…
— Moi aussi, avoua le commissaire. Avec une aspirine dedans…
Ils virent passer un camion alors que le soleil montrait le bout de son nez au milieu d’une couche de nuages menaçants. Le 19 tonnes s’arrêta un peu plus loin, sur la place du village. Laurent se décolla du siège, se frotta les yeux.
— Nom de Dieu ! Franck ! Mate un peu ça…
Le commissaire se redressa à son tour. Une silhouette familière descendit du poids lourd. Marianne adressa un dernier signe de la main au chauffeur. Cible parfaite au milieu de la place encore déserte. Elle poussa la porte d’un café. Les flics sentirent leur cœur palpiter d’allégresse.
— Cette fois, on la tient ! murmura Franck avec un sourire venimeux. Préviens le petit…
Marianne aurait pu se faire déposer devant la gendarmerie. Mais elle avait désiré un sursis. Un dernier avant le grand plongeon. Elle brava les regards baveux des poivrots du matin qui carburaient déjà au blanc et demanda un café crème avec un paquet de Gauloises — ils n’avaient que ça, ici — avant de s’isoler à une petite table collée à un flipper d’un autre âge. Le camionneur lui avait indiqué qu’elle trouverait la gendarmerie au bout du village. Juste descendre la rue principale. Pas compliqué. Mais Marianne n’était pas pressée de retourner dans l’arène. Elle voulait profiter de cet ultime moment de liberté. Un café dans un bar, même paumé, même craignos, c’était un peu comme un rêve.
Elle fit un détour par les toilettes, s’inspecta dans le miroir sale. Se nettoya le visage et les cheveux.
Tu dois le faire Marianne. Pour Daniel. Renoncer à la liberté. Elle hésita. Ils le relâcheront peut-être, même si je ne me rends pas.
Elle se mit à pleurer. Je dois être cinglée de vouloir me rendre ! Non, pas cinglée. Seulement amoureuse. Ça revient peut-être au même. Peut-être que l’amour rend fou… Je ne peux pas le laisser payer à ma place. Je ne veux pas.
Elle remonta dans la salle et commanda un deuxième café crème avec deux croissants.
Autant affronter les képis avec le ventre plein.
Philippe grimpa dans la 307. Il avait parcouru les vingt kilomètres qui séparaient les deux villages en un temps record, usant la gomme des pneus de sa Kawasaki 750.
— Alors ? s’enquit-il en montant à l’arrière.
— Elle est dans le café, sur la place, expliqua le patron. Ça fait vingt minutes, maintenant…
— Vous êtes sûrs qu’il n’y a pas d’autre sortie ?
— Non, Laurent a vérifié. Quand elle sort, on peut pas la rater.
— On y va ? proposa le capitaine.
— Non. Autant rester discrets. On la chope dès qu’elle pointe le bout de son nez dehors… En douceur, si possible.
— Qu’est-ce qu’elle fout, là-dedans ?
— Je présume qu’elle prend un café, dit Franck en souriant. J’espère au moins qu’il est bon…
Marianne en était au troisième.
Et si je leur téléphonais, simplement ? Je pourrais leur expliquer que… Ridicule ! Pas d’autre moyen que de se rendre. Ou de laisser mourir Daniel. Parce qu’avec Portier et sa meute, il ne survivrait pas longtemps à la maison d’arrêt de S.
Le patron s’approcha.
— Encore quelque chose, mademoiselle ?
— Oui… Un cognac, s’il vous plaît. J’ai besoin d’un remontant…
— Sans problème ! Un cognac, c’est parti !
Il revint avec un petit ballon. Marianne le régla à la santé du commissaire.
— Vous êtes du coin ? bavarda l’aubergiste.
— De S., répondit Marianne avec un drôle de sourire.
Le cafetier se creusa la cervelle.
— S. ? Là où il y a la prison ?
— C’est ça, acquiesça Marianne.
Il regardait son visage. Un peu abîmé. Comme si elle avait reçu des coups. Comme si elle sortait de l’enfer. Il retourna derrière son comptoir faire la causette à ses rentes bipèdes. Marianne consulta la pendule au-dessus du baby-foot rétamé. Huit heures quarante-cinq. La place s’animait.
Profite bien de ces derniers instants, Marianne. Elle s’accorda encore quelques minutes. Attendit que la petite aiguille touche le neuf. Descendit cul sec son cognac. Ferma les yeux, sentit une brûlure intense dans le gosier puis dans les profondeurs de ses entrailles. Dégueulasse, ce truc.
Elle se leva. Le patron la salua d’un signe de la main, les ivrognes se retournèrent. Elle se cala devant la porte vitrée, scruta les alentours.
Quelques voitures stationnées, deux ou trois forains qui s’étaient installés pour fourguer leur camelote aux péquenots du coin. Pas de Laguna en vue. Elle sortit enfin, claudiqua dans la direction indiquée par le routier sympa.
Rapidement aveuglée par ses larmes.
Pour toi, mon amour.
La 307 démarra doucement. Resta à distance.
— Dès que c’est désert, on fonce, murmura le commissaire. On s’arrête et on la chope.
— OK, répondit Laurent.
Ils traversèrent le village, loin derrière la jeune femme.
— On dirait qu’elle a du mal à marcher, remarqua Philippe.
— Elle a dû se blesser en sautant le mur…
Ils la virent s’arrêter peu avant une gendarmerie.
— Qu’est-ce qu’elle fout ? s’étonna Laurent.
— Elle doit avoir peur de passer devant les képis.
— C’est idiot ! répliqua Philippe. Ils ne peuvent pas se douter qu’elle est juste sous leurs fenêtres…
Laurent avait planqué la bagnole contre une maison et laissé tourner le moteur. Ils observaient tous trois Marianne, debout sur le trottoir. Tête baissée et mains dans les poches.
— Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ? pesta Laurent. Elle va finir par se faire repérer !
— T’as raison, dit Franck. On y va, maintenant !
— Quoi ? Mais on va pas la choper juste devant une gendarmerie !
— Fonce, j’te dis !
Marianne se décida enfin et sécha ses larmes. Elle se remit en marche, le cœur déjà en taule. La peur collée au ventre, comme la buée colle aux vitres. Ils ne vont pas me tabasser, vu que je me rends ! Ils seront plutôt contents de faire la Une des journaux, les gendarmes de ce trou perdu !
Elle entendit alors des pneus crisser sur l’asphalte, se retourna. Elle ne connaissait pas la voiture qui fonçait droit sur elle. Une Peugeot noire. Mais elle distingua trois silhouettes à l’intérieur. Comprit enfin. Elle accéléra, mais impossible de courir sur une seule jambe. Les freins de la voiture écorchèrent ses oreilles. Franck et Philippe surgirent comme deux diables à ressort de la caisse. Marianne, presque à la grille de la gendarmerie, continua tant bien que mal. Ils la rattrapèrent sans forcer et Franck lui enfonça un flingue dans les côtes.