— Vous pensez encore que je vais essayer de m’enfuir, pas vrai ?
— Je ne pense pas, non. Mais je prends le maximum de précautions…
— Avec la menace qui pèse sur Daniel, je risque pas de jouer à ce jeu-là.
— Inutile d’insister… Ça ne te servirait à rien, à part peut-être t’angoisser encore plus.
— Dites-moi seulement… C’est pour cette semaine ?
Il la saisit par un bras, lui infligea une volte-face énergique.
— Arrête, Marianne ! Je te dirai rien. C’est clair ?
— Me touchez pas…
Il la lâcha sur le champ.
— Je veux rentrer. Je supporte plus de vous voir collé à moi. À me suivre comme un toutou… Je préfère encore les menottes et le lit !
Elle tourna les talons, marchant soudain plus vite, torturant son genou. Elle grimpa les marches du perron, récupéra un coca dans le frigo de la cuisine et rejoignit le commissaire au pied de l’escalier.
Laurent sortit de la salle à manger.
— Franck… Faut que je te parle…
— Accorde-moi quelques minutes. Le temps de la raccompagner jusqu’à sa chambre…
— Ça y est ? lança Marianne avec défi. La cible est rentrée de croisière ?
Laurent écarquilla les yeux. Franck la poussa dans l’escalier.
Ludo n’en croyait pas ses oreilles. Il dévisageait Justine, l’ayant rarement vue dans cet état.
— Laisse-moi lui annoncer la nouvelle ! implora-t-elle avec des petits bonds énervés.
On aurait dit une gamine au pied d’un sapin de Noël. Ils prirent la direction du quartier d’isolement.
— C’est fou ! dit Ludo en ouvrant la première grille.
— Je savais que Marianne ne resterait pas les bras croisés… J’ai remis la lettre au juge ce matin. J’ai filé une copie à deux journalistes… Et une à son avocat… Tout le monde sera au courant dès demain matin ! Il sera dehors dans quelques jours ! Enfin, je l’espère !
Justine avait dû patienter jusqu’en début de soirée, que Portier quitte son service. Il était vingt et une heures, la prison était calme. À part les télés qui beuglaient dans les cellules. Ils atteignirent enfin les quartiers des DPS où était enfermé Daniel. Cellule 213, Ludo ouvrit la porte.
— Chef ! Vous allez passer une excellente soirée !
Il resta planté devant la porte. Justine le bouscula un peu, pressée d’annoncer la bonne nouvelle.
— Daniel ! Marianne ne t’a pas oublié ! Elle a…
Elle se figea à son tour. Laissa tomber la lettre qui flotta doucement jusqu’au sol. Et poussa un hurlement qui résonna jusque dans les entrailles du bâtiment. Qui fit trembler les miradors.
Marianne dormait déjà. Recroquevillée au bord du lit. Serrant fort son oreiller. En proie à d’invisibles tourments. Poussant de longues plaintes déchirantes. Elle venait de tomber dans l’eau. Aspirée vers la mort, elle se noyait, n’arrivait plus à respirer. Plus elle bougeait, plus elle s’enfonçait dans les profondeurs d’une eau tiède. Et rouge…
La fenêtre ouverte laissait entrer la quiétude d’une belle soirée d’été. Un courant d’air chassa la lettre dans la coursive. Le néon du lavabo éclairait la scène d’une lumière blafarde. Comme son visage. Une étoile pour veiller sur lui. Pour le guider sur le chemin des ténèbres. Celui qu’il avait choisi. Celui de l’oubli.
Elle s’avança, les mains devant son visage. Pour que l’horreur ne lui saute pas aux yeux. Elle tremblait comme une feuille décharnée. Les sanglots lui ouvrirent la poitrine. Bloquèrent sa respiration. Elle tomba à genoux dans la mare écarlate. Se força à regarder le corps qui avait été celui d’un homme. D’un ami. Main droite sur la poitrine. Bras gauche qui pendait hors du lit. Ses doigts touchaient le sol. Baignant dans son propre sang. Poignet cisaillé sur cinq centimètres. Sourire éternel.
Justine approcha une main vacillante vers sa tête. Descendit lentement jusqu’à la carotide. Immobile. Tout s’était figé à l’intérieur.
— Il a laissé une lettre, murmura Ludo.
Justine s’était cassée en deux, cherchant comment respirer. Comment survivre.
Une heure. À peine une heure trop tard. Une heure pour une vie. Comment survivre à ça ?
Franck sursauta. Un hurlement venait de lui glacer le sang. Il quitta sa chambre, se rua vers celle de Marianne. Assise sur son lit, les yeux exorbités, le souffle éteint, une frayeur immense déformait son visage. Comme si un monstre se dressait face à elle. Puis elle fondit soudain en larmes. Tâtonna de sa main libre vers le néant. Comme si elle cherchait à atteindre ou rattraper quelque chose. Ou quelqu’un.
Il la serra contre lui, aussi fort qu’il pouvait.
— C’est rien, Marianne, murmura-t-il. Tu as fait un cauchemar…
Elle hurla à nouveau.
— C’est fini, répéta-t-il doucement.
Que mes enfants me pardonnent un jour. Que tous ceux qui m’aiment me pardonnent.
Je suis coupable d’avoir aimé une femme. D’avoir aimé tout d’elle. Son rire, ses pleurs, son sourire, ses yeux. Sa force, sa fierté, sa folie.
Ses mains de criminelle.
Oui, je suis coupable de ça. Et de rien d’autre. Non, rien d’autre.
J’ai connu un bonheur que beaucoup ignorent. J’ai eu cette chance, je n’ai aucun regret.
Mais ne jamais la revoir, l’idée m’est insupportable.
Si l’enfer existe ailleurs qu’ici, je l’y attendrai.
✩
Mardi 12 juillet
Il dormait profondément, à même le parquet, recroquevillé dans l’angle de la pièce. Ange gardien qui ressemblait à un félin replié sur lui-même. Les griffes rétractées. Inoffensif.
Elle, par contre, n’avait pu trouver le repos. Nuit blanche. Noire. Rouge.
Elle regarda le jour se lever sans trop y croire. Cette pénombre d’horreur n’était donc pas éternelle…
Les débris de son cauchemar flottaient dans son cerveau comme ceux de l’avion après le crash au milieu de l’océan. Cette eau tiède et rouge, aussi épaisse que du sang, qui avait envahi chaque faille de son être jusqu’à l’étouffer… Et ce grand vide. Dans sa tête, dans son ventre. Vide cruel et inexplicable…
Elle se mit à murmurer une longue déclaration à l’absent. Remuant à peine les lèvres, elle pria d’une voix douloureuse, presque imperceptible.
— Tu me manques, mon amour. Tu me manques tellement… Tes yeux, tes bras… ta voix, tes mains. Ça me rend dingue, ça m’empêche de dormir. Que vaut la liberté sans toi ? Si c’est pour m’enfermer dans le manque de toi ? Non, je n’abandonnerai pas. Aujourd’hui ou demain, tu seras libre. Tu l’es peut-être déjà. Moi, je le serai bientôt. Je t’appellerai et tu viendras… Je sais que tu viendras. On commencera une nouvelle vie ailleurs, celle dont on avait rêvé quand on se retrouvait comme deux hors-la-loi au fond de ma cellule. Celle qu’on ne s’est jamais dite. De toute façon, les mots, ça vaut rien. Rien n’est plus fort que ce qu’on ressent l’un pour l’autre. Rien ne nous empêchera de nous retrouver. Rien, jamais, mon amour. Je briserai tous les obstacles comme toi tu as brisé tous les interdits. Toi qui as su me voir, m’aimer. Me trouver, derrière le monstre que tout le monde rejette. À toi seul j’appartiens…