Elle tourna la tête, trébucha sur les émeraudes qui brillaient au petit matin.
L’ivresse de la douleur ne l’avait pas assommée.
Seule dans le bureau de Daniel, sur son lit défoncé, elle pensait à lui. Avec un regret meurtrier.
Il restait encore un paquet de cigarettes entamé sur la table en formica. Tous ses dossiers, sa tasse de café. Son empreinte de géant. Partout. Et un livre. L’Église Verte.
La justice ne vaut rien. Et moi, je garde ses prisonniers. Je me suis trompée depuis le début. Seuls comptent les sentiments. Ce sont eux, les maîtres de tout. Marianne, ne reviens jamais. Il est mort pour toi, à cause de toi. Parce que tu l’as quitté. Alors, reste libre. Fais au moins ça pour lui.
Au milieu du chaos et des larmes, Justine perçut une voix familière. Solange qui parlait au téléphone, dans le bureau voisin. Un éclair déchira sa tête. Une évidence pulvérisa son cœur.
C’était elle, la coupable. Une coupable qui jamais ne paierait. Parce que la justice ne vaut rien.
Franck préparait le petit-déjeuner de Marianne. Il avait du mal à contenir son émotion. Après ce qu’il venait d’entendre… Les quelques mots saisis au milieu de la complainte lui avaient retourné le cœur. Elle aimait cet homme. À en mourir. Il trouvait cela si beau. Ça lui faisait pourtant si mal.
Simple jalousie de ne plus être aimé ainsi. De ne peut-être l’avoir jamais été. Sentiment ridicule. Un maton contre un flic d’élite. Pourquoi lui ? Et pas moi ? Pourtant, il n’aimait pas Marianne. Alors, quelle importance ?
Laurent déboula dans la cuisine avec une mine sombre. Il balança le journal sur la table.
— Ils ont publié la lettre, annonça-t-il.
— C’est plutôt une bonne nouvelle ! Alors pourquoi tu tires la gueule ?
— Bachmann est mort… Il s’est suicidé dans sa cellule, cette nuit. Ils viennent de l’annoncer à la radio. Mais ce n’est pas encore dans le journal, précisa Laurent.
Franck mit du temps à retrouver la parole. Complètement anéanti.
— Il ne faut pas que Marianne l’apprenne, murmura-t-il enfin. Sinon, tout est fini…
— Elle a la radio et la télé dans sa chambre, rappela le capitaine avec un calme olympien.
— Pour le moment, elle est menottée au lit… On va lui monter son petit-déj’… Tu iras dans la salle de bains récupérer la radio. Trouve un prétexte à la con, du style la tienne est en panne.
— Et la télé ? Je ne crois pas qu’elle l’allume souvent mais… Je peux pas la lui embarquer aussi, sinon elle va se douter de quelque chose.
— Je vais l’emmener en balade dans le jardin, tu en profiteras pour foutre le poste en panne… Démerde-toi pour que ça ne marche plus quand on revient. Ni l’image, ni le son. Et informe Philippe de la situation, dis-lui de bien tenir sa langue.
— Je m’en charge.
Le commissaire piqua une clope à son ami.
— Tu fumes beaucoup, en ce moment…
— Je suis assez nerveux.
— C’est compréhensible… Mais ne t’inquiète pas. Il suffit de lui montrer le journal d’aujourd’hui… Elle verra la lettre, ça la rassurera. De toute façon, demain, tout sera fini.
Franck termina de préparer le plateau. Ses mains tremblaient un peu. Comment avait-elle pu savoir ? Entrevoir dans son cauchemar la terrible réalité ? Quel don incroyable possédait-elle ?
Il était quatorze heures lorsque Franck réapparut dans la chambre. Il y avait quelque chose d’inédit dans ses yeux. Un mélange de tristesse, de tendresse. De détermination. Elle comprit tout de suite. Le moment était venu. Il la délivra des menottes, attrapa sa main.
— Viens, on descend…
Elle se laissa entraîner vers son destin, serra sa main dans la sienne tandis qu’ils quittaient l’étage.
— C’est pour aujourd’hui, c’est ça ?
L’angoisse transformait sa voix.
— Oui, dit-il. Pour cette nuit.
Ses jambes se dérobèrent sous l’émotion. Il la supporta, l’aida comme il pouvait. Les deux flics attendaient dans le salon, la mine grave, de circonstance. Presque en deuil, déjà. Elle se posa sur une chaise, les observa tour à tour, les mains jointes entre ses jambes. Prête à entendre ce qu’elle redoutait tant. Franck s’assit en face d’elle, lui passa un journal. Un sourire angélique illumina son visage. Y gommant presque l’angoisse.
— La lettre… Ma lettre… !
— Oui, Marianne… Tu vois, je n’ai qu’une parole.
Le capitaine baissa les yeux. Philippe essaya de masquer son désarroi.
— Il va sortir quand ? demanda-t-elle.
— Aujourd’hui ou demain, sans doute… On ne peut pas encore savoir.
Il était déjà sorti, en fait. Avait rejoint la morgue pour tomber entre les mains gantées d’un légiste.
Franck contempla son visage heureux, sa gorge se noua. Il avala le mensonge qui lui brûlait la langue. Mais la digestion s’annonçait longue et difficile.
— Maintenant, je vais t’expliquer ce qu’on attend de toi, Marianne…
— Je vous écoute.
Il s’accorda quelques secondes avant de se lancer. C’était délicat. Pourtant, il avait appris sa leçon. Mais le suicide du gardien lui coupait un peu les jambes. Alourdissait sa foulée.
— Tu agiras cette nuit. Nous te déposerons tout près d’une maison dont je vais te donner l’adresse. Il faudra que tu retiennes tout par cœur. Je ne peux rien t’écrire, tu comprends ?
— Oui, je comprends. Si jamais je me fais piquer, pas de trace.
— C’est ça, oui… Tu iras donc au numéro 12 de la rue Auguste-Renoir. Une jolie propriété dans la banlieue de F. C’est là qu’habite Xavier Aubert.
— Xavier Aubert ? Mais… C’était l’avocat général à mon procès… Ou alors, c’est un homonyme ?
— C’est bien lui, Marianne. C’est le procureur général de P… Tu vas t’introduire chez lui, il sera seul, son épouse et ses enfants sont absents. Tu seras armée, je te donnerai le Glock qui t’a servi à l’hosto. Tu vas maîtriser Aubert et lui demander de te remettre un dossier… La copie d’un dossier, plus précisément. Le dossier Charon. On ne sait pas où il le planque. Il se peut qu’il oppose une résistance mais j’ai confiance, tu sauras le décider…
— S’il refuse, je le frappe, c’est ça ? Jusqu’à ce qu’il parle…
— C’est ça.
— Et si le dossier n’est pas chez lui ?
— Il faudra qu’il te conduise où il l’a planqué, dans ce cas. Vous utiliserez sa voiture.
Elle piqua une Marlboro, Laurent lui donna du feu.
— Dès que tu as le dossier, vérifie que c’est le bon. Il suffit de jeter un œil à la première page. Normalement, tu devrais y lire le nom de Charon quelque part.
— Ben oui, puisque c’est le dossier Charon…
Laurent esquissa un sourire. Franck poursuivit.
— Il doit contenir un film, aussi. Une cassette vidéo, tu vois… Quand tu es certaine d’avoir le bon dossier, tu élimines Aubert.
— Je… l’élimine… comment ?
— Deux balles dans la tête ou dans le cœur. Assure-toi qu’il est bien mort. Il ne faut pas qu’il survive.
— Oui… Mais… Je vais ameuter tout le quartier avec un joujou comme celui-là.
— J’ai prévu un silencieux. Dès qu’il est mort, tu te casses. On t’attendra dans la rue, tu nous rejoins.
Elle se torturait les mains. Essuyait la moiteur de son front.
— La baraque est équipée d’une alarme, je t’expliquerai comment la neutraliser juste avant l’intervention. C’est pas bien compliqué, mais inutile que je t’embrouille la tête avec ça. Il y a aussi un système de vidéo-surveillance installé au portail et à la porte d’entrée…