Laurent s’impatienta, grimpa à son tour à l’arrière du fourgon.
— Ça a l’air d’aller mieux, constata-t-il.
— Laisse-lui encore un peu de temps, pria Franck. Elle a sacrément morflé…
Marianne examina ses phalanges à la peau éclatée, comme des fruits trop mûrs.
— Je l’ai massacré, murmura-t-elle. Massacré…
Elle fixait encore ses mains meurtrières. Avec une sorte de répulsion. Puis elle vida son sac. Dans le désordre le plus complet. Ils eurent du mal à suivre. Ça parlait d’un type qui matait un film porno, qui lui lançait un cendrier en pleine tête. Avant de se la faire exploser sur le carrelage.
— L’important est qu’il soit mort et que tu sois toujours en vie, conclut le capitaine avec un redoutable esprit de synthèse.
— Il… Il a dit qu’il ne touchait pas aux enfants… Il avait l’air sincère. Il a nié jusqu’au bout…
Elle leva les yeux sur Franck. Cherchant à sonder son cerveau. Mais il resta impénétrable.
— Parce que tu crois que c’est le genre de choses qu’on avoue facilement ? répliqua-t-il.
— Avec un flingue pointé dans la figure, on avoue n’importe quoi…
— Non, Marianne. Il pensait sans doute que déballer ces horreurs le condamnerait.
— C’est un tordu ! affirma le capitaine. Il a l’habitude de baratiner… ! C’est son job !
— Tu m’as pas menti, Franck ? demanda-t-elle avec un cortège de menaces dans la voix.
— Non, je ne t’ai pas menti. Sinon, pourquoi ferions-nous tout ça ?
— Pour récupérer le dossier Charon, peut-être…
— Tu l’as lu ? s’inquiéta-t-il soudain.
— Non. J’ai tourné quelques pages, mais… Je cherchais juste son nom. Faut pas que je lise, c’est ça ?
— Disons que tu as autre chose à faire. Et vaut mieux pas, non. Il contient des informations confidentielles et… moins tu en sais…
— … Mieux ça vaut pour moi… J’ai compris.
— Bon. On va y aller, il faut qu’on arrive à P. avant huit heures.
Le visage de Marianne se transforma subitement. Elle venait de réaliser que ce n’était pas fini. Comme si son esprit au bord du gouffre avait volontairement effacé la suite du contrat.
— Je veux pas y aller ! dit-elle en implorant Franck du regard.
Il fronça les sourcils, Laurent leva les yeux au ciel.
— Comment ça ? Tu as déjà accompli la moitié de ta mission, il faut aller au bout…
— J’y arriverai pas ! hurla-t-elle soudain.
Elle avait crié si fort que Philippe lâcha son gobelet de café.
— Je veux pas aller là-bas ! Ça suffit !
— Oui, ça suffit ! rétorqua Franck d’une voix glaciale. Tu vas y aller et finir ton travail !
Les larmes noyèrent à nouveau ses yeux d’ébène. Ses mains se remirent à trembler.
— Je suis épuisée… Je suis blessée… gémit-elle. J’arriverai jamais à tirer sur cette femme…
— Tu auras la force, assura Franck en mettant un peu de miel dans sa voix. J’en suis certain. De toute façon, tu n’as pas le choix.
— Bon, on s’arrache ? grogna le capitaine. Faudrait se magner.
Marianne se jeta soudain sur Franck, s’agrippa à lui, froissant sa chemise impeccable avec désespoir. Elle pleurait maintenant sans retenue. Il ferma les yeux quelques secondes.
— Franck ! S’il te plaît !
Il inspira une bonne dose d’oxygène. Puis la repoussa sans aucune délicatesse.
— Stop ! cria-t-il. Tu vas faire ce qu’on te demande ! C’est même pas la peine d’y penser !
— Je t’en prie ! répéta-t-elle avec une averse de larmes.
Elle essayait d’entrer en contact avec sa peau. Comme cette nuit. Mais il la gardait à distance. Et continua à la tabasser de mots.
— Tu perds ton temps, Marianne ! Tu crois que tu peux jouer à ça sous prétexte qu’on a couché ensemble ? J’y pense même plus, figure-toi…
Il devina dans ses yeux qu’il l’avait blessée durement. Continua à stimuler sa haine.
— C’était juste un passe-temps. Ça sert à rien de me supplier. J’en ai rien à foutre de ce que tu ressens !
— T’es qu’un salaud !
— Certainement ! Je suis vraiment désolé de te décevoir, ma petite. N’oublie pas que j’ai deux gars en poste à S. ! Ton mec va sortir ce matin… Si tu ne fais pas ce que j’attends de toi, je n’ai qu’un coup de fil à passer pour qu’ils le cueillent à sa sortie de prison. Tu entends, Marianne ?
Il la secoua encore, son regard se durcit enfin. Elle n’implorait plus, elle haïssait. Il l’envoya contre la banquette. Elle aboya de rage.
— Maintenant, arrête de nous faire chier ! Laurent, démarre. On a assez perdu de temps comme ça.
Marianne, recroquevillée sur la banquette, broyait un mélange de hargne, de peur et de déception. Un truc qu’elle allait ruminer longtemps avant d’arriver à l’avaler. Philippe était livide, le commissaire lui posa une main un peu ferme sur l’épaule.
— Ça ne va pas, Phil ?
— Si…
— Bien. Tu nous refais du café ? Marianne a besoin d’un remontant, je crois…
Laurent exécuta un créneau parfait. Il stoppa le moteur. Se tourna vers son patron.
— Ici, ça ira ?
— Parfait, répondit le commissaire.
Marianne, prostrée, n’avait pas bougé depuis leur départ de l’aire de repos. Sauf pour allumer une bonne dizaine de cigarettes, transformant le Trafic en éprouvette cancéreuse.
— Nous y sommes, annonça Franck. Le Palais est au bout de l’avenue. À peine trois minutes à pieds… Je vais te redonner le flingue. Nous t’attendrons ici… Tu as le portable ? Rappelle-moi le numéro.
— Va te faire foutre…
L’empoignant par le blouson, il la souleva de la banquette.
— Je te conseille de changer de ton.
— Rien à foutre de tes conseils…
— Arrête ça ! Tu ne peux pas refuser maintenant. Sinon, tu sais ce qui va arriver à ton mec…
Laurent et Philippe passèrent à l’arrière, histoire d’être près de leur chef si jamais leur arme se retournait contre eux. Mais elle ne bronchait pas. Elle le fixait simplement, durement. Onyx contre émeraude. Laurent consulta sa montre. Une pression insoutenable montait dans le QG. Franck la lâcha enfin.
— Fais le boulot et je ne le toucherai pas.
— Touche-le et je te tue. Je te massacre comme j’ai massacré Aubert.
Franck tenta de trouver les arguments.
— Écoute, il faut aller au bout de la mission… Sinon, tu auras descendu Aubert pour rien.
— J’ai tué une cible. C’est ce que prévoyait le contrat initial. J’ai le droit de me casser, maintenant.
Le commissaire, taraudé de tics nerveux, dansait d’un pied sur l’autre. Marianne, figée dans une froideur impressionnante, paraissait déterminée comme jamais.
— T’as qu’à aller récupérer ton dossier toi-même, ajouta-t-elle. Et abattre cette femme. Puisque c’est si simple, ça ne devrait pas te poser de problème…
Il passa au plan B. Prit son portable. Marianne sentit que le poker tournait mal. Il composa un numéro. S’éloigna un peu.
— Allô ? Ouais, c’est moi, Franck… Il est sorti ?
Elle voulut se jeter sur le commissaire pour lui arracher le téléphone, se retrouva piégée entre les bras des deux autres. Le fourgon était exigu, la lutte difficile. Mais ils parvinrent enfin à la bloquer sur le plancher. Franck reprit sa discussion avec un interlocuteur inconnu. Tout en la regardant.