Ils poussèrent un cri de joie, en chœur. Franck se leva d’un bond.
— Je savais qu’elle s’en sortirait ! hurla-t-il. Je savais qu’elle était la meilleure !
— Arrête-toi là, ordonna Marianne. Gare-toi près de la baraque en ruine…
Clarisse s’engagea sur le chemin de terre. Elle stoppa la Golf derrière une espèce de vieille ferme dont il ne restait que les murs, dans une herbe de cinquante centimètres de haut. La greffière souffla, essuya son front, le colla sur le volant.
— T’as été parfaite, assura Marianne. Tu devrais te lancer dans une carrière de pilote de rallye !
Clarisse fondit en larmes sur le volant. Marianne se cala sur le dossier et s’offrit une cigarette. Il lui fallait maintenant réfléchir. Sur fond musical des sanglots nerveux de Clarisse, elle échafauda plusieurs hypothèses. Abandonner la greffière en plein milieu des champs et continuer jusqu’à G. sur M. avec la Golf. Dont les flics avaient repéré l’immatriculation… Intercepter une voiture sur la route, la piquer à son propriétaire et filer à l’adresse. Sauf que pour l’une et l’autre des solutions, il aurait fallu savoir conduire. Elle avait un peu appris avec Thomas. Quelques vagues souvenirs. Si c’est comme le vélo… Mais une bagnole, c’est pas un vélo. Surtout un bolide comme celui-là.
— Arrête de chialer, ça me tape sur les nerfs…
Clarisse renifla sans aucune grâce. Sortit un paquet de mouchoirs de la boîte à gants. S’efforça de maîtriser ses spasmes, se moucha bruyamment. Marianne se pencha vers l’avant, arracha les clefs du contact.
— Tu bouges pas et tu la fermes, OK ?
Elle descendit, le téléphone en main, s’éloigna un peu. Composa le numéro appris par cœur…
La voix si chaude de Franck.
Malgré la haine, Marianne était heureuse de l’entendre.
— Marianne ! Dieu soit loué !
— Dieu n’a rien à voir là-dedans.
— Où es-tu ?
— Aucune idée ! En pleine cambrousse. À des kilomètres de P., je crois…
Elle se rapprocha de la voiture. S’adressa à Clarisse au travers de la vitre baissée.
— Tu sais où on est ?
— Entre Y. et St-M. sur L., répondit Clarisse en séchant ses larmes. Sur la RD18. Pas loin du hameau des Treilles…
Marianne s’éloigna à nouveau.
— À qui tu parles, Marianne ?
— À la greffière… Tu sais, celle qui n’arrive que vers neuf heures… Et qui était là à huit ! Merci pour ton plan merdique, Franck !
— Tu as le dossier ?
— Oui. Vous venez me chercher ?
— Tu ne bouges pas, on arrive…
— Combien de temps ?
Cette fois, ce fut Franck qui questionna Laurent avant de répondre.
— D’ici une demi-heure, trois quarts d’heure…
— Putain… ! Les condés ont tout le temps de me tomber dessus ! On s’est planquées derrière une sorte de ferme en ruine. À trente mètres de la route…
— OK, on part tout de suite… Tu parles devant l’otage, là ?
— Non, elle n’entend pas.
— Mais, elle était dans le bureau lorsque tu as demandé le dossier Charon au juge, n’est-ce pas ?
Marianne mit quelques secondes de trop à répondre. Chercha ses mots.
— Non ! Je… J’l’ai assommée tout de suite… Elle était enfermée dans une petite pièce à côté du bureau quand j’ai buté Forestier… Je… Elle ne sait rien… elle était dans les vapes tout le temps !
Franck resta un moment silencieux.
— Je la laisse partir ?
— Non. Pas encore. Elle peut te servir de bouclier si jamais les flics te retrouvent avant nous. On l’abandonnera sur place…
— T’as pas peur qu’elle voie votre fourgon ?
— Le mieux serait que tu l’enfermes dans le coffre de sa bagnole. Ainsi, elle ne nous verra pas arriver et ne pourra pas donner le signalement du Trafic.
— Ouais… OK, je vais le faire… Magnez-vous ! J’ai pas envie de moisir ici !
— On est déjà en route, Marianne… Tiens bon.
Elle remonta à l’arrière de la Golf.
— Qu’attendez-vous de moi ? murmura Clarisse.
— Rien. Rien pour le moment… Ferme-la, maintenant.
Le silence revint dans l’habitacle. Marianne était au bord de l’épuisement. Physique et nerveux. Envie que toute cette merde s’arrête enfin.
Tu as presque réussi. Tu es presque au bout du tunnel. Bientôt, tu seras libre. Tu as durement gagné ta liberté. Ta rédemption.
Un mot qui lui plaisait décidément beaucoup. Dommage que l’image de Forestier en train d’agoniser ne vienne gâcher cette impression. Son regard fixe s’accrochait à elle depuis le monde des morts. Comme pour l’y entraîner.
— Je… Je peux aller faire pipi ? quémanda soudain Clarisse.
Marianne sursauta, crispa sa main sur la crosse massive du Glock. Une voix d’enfant. De petite fille.
— Ouais… Mais tu restes là, juste à côté de la voiture, OK ?
Marianne sortit en même temps qu’elle, mais eut la décence de tourner la tête, le temps que la greffière se relève. Elle consulta l’heure sur son portable. Franck était parti depuis dix minutes. Il en restait donc minimum vingt à attendre. Elle laissa Clarisse retourner à sa place. Elle la mettrait dans le coffre au dernier moment. Qu’elle y étouffe le moins longtemps possible.
— À quelle heure t’arrives au bureau le matin ?
Clarisse lui jeta un œil étonné dans le rétroviseur.
— Vers neuf heures…
— Neuf heures ? Pourquoi tu étais là si tôt, aujourd’hui ?
— Parce que ma voiture est en panne…
— Ta voiture ?! Elle a pas l’air en panne, pourtant !
— Non… Celle-là, c’est celle de mon mari.
— Ah bon, t’es mariée ? T’as quel âge ?
— Vingt-huit ans.
— Ah ! Je te voyais plus jeune… Et alors ? Ta voiture était en panne ?…
Elle avait besoin qu’on lui raconte une histoire banale. Pour passer le temps.
— Nous avons pris la voiture de Romain ce matin, je l’ai déposé à son bureau… Et comme il commence à sept heures trente, je suis arrivée en avance.
La vie tient parfois à une panne mécanique, songea Marianne. À pas grand-chose, en somme.
Elle entendit soudain la voix de Franck. Une voix dont elle connaissait désormais toutes les nuances. L’avantage d’avoir passé deux nuits en sa compagnie. Pas de meilleur moyen de connaître quelqu’un.
Elle était dans le bureau lorsque tu as demandé le dossier Charon au juge, n’est-ce pas ?
Il va la tuer.
L’évidence la télescopa comme un boulet de canon.
Elle se mit à suffoquer sur son siège. Quitta précipitamment la voiture, enchaîna quelques pas. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Elle secoua la tête. Non ! Il ne peut pas faire une chose pareille… C’est un flic, merde ! Pas un voyou ! Un flic payé pour aider une criminelle à s’évader. Pour commanditer l’assassinat d’un juge et d’un proc’… Des images défilaient à cent à l’heure devant ses yeux. Ses émeraudes face à elle. Implacables. Il va la tuer.
Elle considéra Clarisse, à nouveau le front sur le volant. La fixa intensément. Jusqu’à ce que sa vue se brouille. Larmes de peur, d’impuissance. Qu’elle chassa d’un geste brutal. Je ne peux pas le laisser faire ça. Elle prit son téléphone qui lui servait de montre. Vingt minutes qu’ils étaient partis. Ils seraient là dans un quart d’heure. Marianne ouvrit la portière.