— La moitié ?! La totalité, tu veux dire ! Allez, descends… ! Tu vas nous faire remarquer…
Elle mit enfin pied à terre. Franck rassura sa main au creux de la sienne. Le serveur les conduisit sur la terrasse. Une magnifique tonnelle au-dessus d’un joli plan d’eau. Un endroit vraiment enchanteur. Marianne s’attabla ; aussi raide qu’un piquet, elle scrutait les visages des convives autour d’elle avec une angoisse démesurée.
— Détends-toi, murmura Franck en posant une main sur sa cuisse. On dirait que tu es recherchée par la police…
— Très drôle !
— L’endroit te plaît ?
— Oui… Mais pourquoi ils me reluquent tous comme ça, hein ?
Franck observa à son tour les clients.
— Je crois que tu rêves. Ah ! si… Le mec, sur la gauche… Celui qui a une cravate rose… Mais à mon avis, c’est parce que tu lui as tapé dans l’œil.
— Arrête avec ça ! Il me regarde parce que j’ai un magnifique cocard et qu’il se demande où il a déjà vu ma gueule… Jusqu’à ce qu’il se rappelle que c’est au journal télévisé !
— Le cocard, ça se voit pas sous les lunettes… Et puis rien ne dit qu’il regarde la télé ! Allez, respire un bon coup et profite…
Le serveur leur proposa un apéritif. Marianne évitait de l’affronter en face. Les trois flics firent leur choix.
— Et toi, Marianne ?
Elle eut un tressaillement. Il a qu’à m’appeler par mon nom, tant qu’à faire !
— Non, pas d’alcool…
— Nous avons des cocktails sans alcool, mademoiselle.
— D’accord.
Il distribua les cartes puis s’éclipsa.
— Tu pourrais m’appeler autrement ! pesta Marianne à voix basse.
— Comment veux-tu que je t’appelle ?
— J’en sais rien ! Mais t’as qu’à hurler mon nom avec un porte-voix pendant que tu y es !
— Je te signale que si tu te fais choper, nous aussi ! Relax, tout va bien se passer.
Ils ouvrirent leur carte, Marianne fit de même. En profita pour se cacher derrière.
— C’est drôle… dit-elle. Y a pas les prix.
— Pas sur la tienne, répondit Franck. Ils ont des cartes sans prix pour les femmes. La galanterie veut que ce soit les hommes qui payent, tu vois. Et les dames ne sont pas censées connaître le prix de ce qu’elles choisissent… Tout comme le mec ne doit pas montrer l’addition.
— C’est débile, ton truc ! Pourquoi ça serait aux mecs de payer ? Encore un truc de macho !
Les apéritifs arrivèrent. Le serveur nota les commandes. Il portait une chemisette blanche et un nœud papillon. Devait souffrir le martyre par cette chaleur. Il fixait Marianne avec une lourdeur qui n’échappa à personne.
— Et pour vous, mademoiselle ?
Elle n’avait pas encore décidé. Elle prit comme Franck pour faire fuir le nœud pap’ au plus vite. Il fallait encore choisir le vin. Laurent s’en chargea. Le type en blanc s’éloigna enfin, elle respira un bon coup.
— Lui, il m’a reconnue, c’est sûr ! Il n’arrête pas de me dévisager, putain !… Vous l’avez vu, non ? Faut qu’on se casse avant qu’il avertisse vos petits copains !
— Cool ! dit Laurent en allumant une cigarette. Tu te fais des idées, princesse…
— Je vous aurais prévenus… Vous avez vos flingues, au moins ?
— Ah non ! dit Franck.
— Vous êtes malades !
Elle alluma une cigarette à son tour. Ses mains tremblaient. Elle trempa les lèvres dans son cocktail. Un délice. Mais tout avait le goût du danger, pour le moment.
— Alors, Marianne ? attaqua Franck. Dis-nous un peu ce que tu comptes faire plus tard… Quand tu seras libre.
— J’en sais rien. J’ai pas eu le temps d’y penser…
— Qu’est-ce que tu comptais faire avant d’atterrir en taule ? À quel boulot te destinais-tu ?
— Ben… Prof… D’arts martiaux.
— Ah oui ? J’aurais dû m’en douter, remarque !
— Ouais… J’étais pas terrible à l’école. Pas mauvaise en fait, mais… Je m’y ennuyais un peu. J’étais meilleure sur les tatamis.
— Karaté ? supposa Laurent.
— Oui.
— T’as eu ta ceinture noire ?
— Ouais… À seize ans. J’ai même été championne de France !
Sa seule fierté. Son seul titre honorable.
— Championne de France junior, précisa-t-elle. Je devais intégrer l’équipe de France, justement. Mais mes vieux ont refusé… Ils étaient tellement butés ! Une Gréville peut pas devenir prof de karaté. C’était avocate, médecin ou femme d’un gros bourgeois. Pas d’autre choix… Si j’étais entrée en équipe de France, j’aurais jamais été en taule.
— Comme quoi, faut jamais contrarier les vocations ! conclut Laurent.
— Tu les as revus ? interrogea Franck. Tes grands-parents…
Le visage de Marianne se durcit. Elle alluma une nouvelle cigarette.
— Au procès. Le jour du verdict, ils… se sont approchés… Pour me balancer que j’avais déshonoré la famille, que j’avais sali la mémoire de mon père… Après, ils sont jamais venus au parloir. Ils m’ont laissée crever de faim.
— Mais… Tu n’avais pas de fric à toi ? demanda Philippe. Un héritage de tes parents ?
— Si… Il a servi à indemniser les parties civiles… Je crois savoir que ça n’a pas suffi, il a certainement fallu que mes vieux mettent la main à la poche… Mais avec la fortune qu’ils ont, il doit leur en rester ! Pourtant, j’ai pas reçu un seul mandat en quatre ans… Pas un centime.
— Comment tu te débrouillais sans argent ? reprit Philippe.
— Dans les deux premières taules, je bossais. À la maison d’arrêt, la première, j’avais du boulot de temps en temps, à l’atelier…
— Quel genre ?
— Ça variait… Coudre des chemises ou assembler des pièces mécaniques… Tout et n’importe quoi. Forestier avait refusé que je travaille au début mais comme j’avais rien, le directeur est intervenu en ma faveur.
— T’as cousu des chemises, toi ? s’étonna Laurent.
— Pourquoi ? J’ai pas une tronche de couturière ?
— C’était payé combien ?
— Vingt centimes d’euros la pièce.
Philippe manqua de s’étrangler avec son pastis.
— Vingt centimes d’euros ? Tu déconnes !
— Pas le moins du monde.
— Et t’en faisais combien par jour ? questionna Franck.
— Une vingtaine…
Ils firent un rapide calcul. Quatre euros par jour. Pour un travail de forçat. En dessous du seuil de pauvreté.
— C’est de l’esclavage ! fit Laurent.
— En fait, les employeurs imposent un prix. Les prisonniers sont souvent moins chers que les ouvriers chinois ou africains… C’est ça ou tu crèves de faim. Et d’ennui.
— C’est scandaleux ! s’offusqua le lieutenant.
— Et puis en centrale, j’ai pu avoir une place d’auxi… C’est les détenus qui bossent pour la pénitentiaire. Je me tapais le ménage dans les couloirs et dans le gymnase. Mais à S., le directeur m’a interdit de bosser… On m’a collée direct à l’isolement.
Elle expliqua, dans le détail. Comment Françoise avait perdu la face.
— C’est pour ça qu’ils t’ont transférée ? demanda Philippe qui, de toute évidence, n’avait pas lu son dossier.
— Ben oui… Avant que les gardiens de R. me fassent la peau. Ils m’ont foutue au cachot et…
Ça, ce n’était pas dans le dossier.
— C’est tout ? espéra Franck.
— Non, mais j’ai pas envie de vous couper l’appétit ! Quand tu touches à un maton, ils te le font payer… Très cher.