Elle avait dîné avec eux. N’avait pas pu avaler grand-chose. Nourrie grassement par une multitude d’images, de sons, de couleurs, d’odeurs. Rassasiée pour un temps. Dans sa chambre, elle fumait sa cigarette devant la fenêtre. En tête-à-tête avec les étoiles. Elle n’allait pas très bien, finalement. Il y avait cette peur, étrange.
Peur de la liberté qui l’attendait. Depuis le temps qu’elle était enfermée, enchaînée, entravée… Ces espaces infinis lui semblaient hostiles. Comment affronter cela seule ? Elle imaginait les détenus quittant la prison après vingt ans de réclusion. Comment pouvaient-ils donc se réinsérer ? Elle, n’y avait passé que quatre ans et s’en sentait incapable. Comment parler aux gens ? D’autre chose que de la taule. Comment prendre seule les décisions ? Même les plus simples. Comment gérer sa vie ? Quand plus personne n’est là pour décider à sa place.
Et puis, il y avait le manque. De lui. Toujours là, intact, gravé dans ses chairs. Comment vivre sans son amour, son sourire, son regard ? Sans ses mains ? Ses mains qui lui manquaient tant.
Comment affronter tout cela demain et les jours suivants ?
Elle entendit la porte. N’eut pas besoin de se retourner, c’était Franck. Elle aurait reconnu son pas entre mille. Comme son parfum, d’ailleurs. Il posa une main sur son épaule.
— Merci pour cette journée, murmura-t-elle.
— Ça fait dix fois que tu me remercies ! On pourra sortir demain, si tu veux. Si tu n’es pas trop fatiguée, bien sûr… Il te manque ?
Elle ferma les yeux. Il évitait pourtant d’en parler, habituellement. Mais peut-être avait-il deviné qu’elle avait besoin de se confier.
— Oui.
— Je connais…
— Tu as perdu quelqu’un, toi aussi ?
— Oui.
— Tu… Tu as souffert longtemps ?
— Je souffre encore… Mais c’est beaucoup plus supportable, avec les années.
Les années. Des années entières à souffrir ainsi ? songea Marianne avec effroi.
— Tu iras mieux, bientôt, assura-t-il.
— Peut-être que non… J’avais jamais aimé personne comme ça…
— Chaque amour est différent. Tu n’aimeras plus jamais personne comme ça. Mais autrement, différemment. L’amour est fonction de soi et de la personne qu’on aime… Il peut être passionnel, égoïste, fidèle, rassurant… Ou même effrayant ! Tu aimeras à nouveau, pas de la même manière. Mais ce sera tout aussi fort.
Drôle de l’entendre parler ainsi. Lui, le flic sadique, calculateur et menteur. Qui cachait bien son jeu.
— C’est à cause d’elle que tu dors plus ?
— Un peu, oui…
— Raconte…
— Non. C’est pas une histoire qui te remonterait le moral, je crois.
— Moi, j’aimais pas Daniel, au début. Quand je suis arrivée à S., c’est vrai qu’il a été plutôt humain. Mais il était vachement dur… Fallait pas faire un pas de travers ! Et puis… Il a vu que j’étais en manque, il a trouvé ça pour me tenir sous contrôle… La fameuse faiblesse, tu sais… Tu dois me trouver… Pitoyable, c’est ça ?
— Non. Je me demandais seulement comment… Comment tu as réussi à tomber amoureuse de lui après tout ça ?
— Pendant des mois, ça a plutôt été l’horreur. Et puis après, j’ai pris l’habitude… Parfois, je me disais que c’était moi qui détenais un pouvoir sur lui.
— C’était sans doute le cas…
— Sauf que lui était capable de se passer de moi, alors que moi, j’étais incapable de me passer de came. Quand je déconnais, il m’en privait. C’était la règle… Et puis un jour… On l’a pas fait pour la poudre ou les clopes… Après, plus rien n’a été pareil. Je suis tombée amoureuse de lui, doucement. Et lui, il est tombé amoureux de moi. C’était plus du commerce… Ça lui a coûté la vie… Il me manquera toujours.
— Je sais, Marianne.
— Mais je vais pas encore pleurer, rassure-toi !
— Je te laisse te reposer, dit-il. À demain…
Il ferma la porte derrière lui.
À clef.
✩
Vendredi 22 juillet — 13 h 55
Un peu en avance sur l’horaire, Franck se posa sur un banc, à l’ombre d’un micocoulier. Il suivit des yeux une jeune femme qui tenait son enfant par la main. Un petit garçon, un peu rêveur.
Il consulta à nouveau sa montre. Nerveux. Pression artérielle trop élevée. Pourtant, il n’y avait pas de quoi. Il espérait simplement qu’Hermann avait bien changé la destination de Marianne.
La silhouette du conseiller se dessina enfin à l’autre bout du square. Franck se leva pour l’accueillir, forçant un léger sourire sur ses lèvres.
Malgré les nuits de rancœur. Malgré quelque chose qui ressemblait à du dégoût. Voire même à de la haine.
— Bonjour, Franck. Comment allez-vous ?
— Bien, je vous remercie, monsieur.
Le même ton que d’habitude. Respectueux, poli, courtois. La même poignée de main, franche et ferme. Sauf qu’il était discrètement en train de frotter sa paume droite contre son pantalon. Le conseiller se remit à marcher tout de suite. Il ne supportait pas l’immobilisme. Toujours en mouvement. Sauf que là, il ne parlait pas. Comme s’il avait quelque chose en travers de la gorge.
Alors Franck prit l’initiative du dialogue.
— Je suis désolé de vous avoir demandé de changer la destination du billet, mais Marianne refusait de se rendre en Amérique du Sud. Ça vous a peut-être posé problème, mais…
— Aucun problème, Franck.
Le commissaire se sentit soulagé.
— Ça ne m’a posé aucun problème, répéta Hermann. Parce que Marianne de Gréville n’ira nulle part.
Franck se pétrifia. Son interlocuteur dut faire marche arrière pour revenir à sa hauteur.
— Monsieur le ministre a donné des instructions très précises à ce sujet.
— Je ne comprends pas, monsieur. Que voulez-vous dire ?
— Écoutez, Franck… Le ministre a changé d’avis. Il… Il refuse de prendre le moindre risque. Il ne peut se résoudre à relâcher un monstre pareil dans la nature.
Franck le fixa avec une froideur terrifiante. Il réalisa qu’il s’y attendait, inconsciemment.
— Il veut que vous éliminiez la fille.
— Elle s’appelle Marianne, monsieur.
Hermann dévia son regard, histoire d’échapper quelques instants à l’emprise des yeux verts.
— Je suppose que vous souhaitez qu’elle soit abattue au grand jour ? ajouta soudain le commissaire.
Le conseiller tourna à nouveau la tête vers lui. Agréablement surpris.
— Tout à fait ! Cette fille est un danger, la société est en droit d’attendre à ce que la police l’en protège… Vous l’emmènerez donc à la gare et là, vous ferez votre boulot de flic.
— Et je deviendrai un héros ! poursuivit Franck avec un sourire féroce. Quant à monsieur le ministre, il fera un bond prodigieux dans les sondages !
Hermann sourit à son tour. Un peu dépassé par le cynisme de Franck. Surpassé, plutôt. Comme le maître par l’élève…
— Je vois que vous comprenez vite, Franck ! Vous auriez fait un excellent politicien ! Figurez-vous qu’à un moment, j’ai eu peur que vous…
— Non, monsieur. Je n’aurais pas été un bon politicien… Parce que je n’ai qu’une parole. Contrairement à vous.
Hermann encaissa l’insulte sans sourciller. Elle venait de glisser sur lui comme la goutte d’eau file sur le plastique sans jamais le pénétrer.
— Je ne la tuerai pas, monsieur.