Le capitaine s’était levé, arpentait la cuisine à grandes enjambées. Il perdait son sang-froid.
— Non. Elle m’attend vraiment.
— Tu rêves ! hurla le capitaine d’un ton hystérique.
Franck posa enfin son téléphone. Décrispa sa main.
— Oui, je rêve. C’est même un cauchemar…
Philippe essayait de comprendre l’incompréhensible.
— Tu crois vraiment qu’elle est là-bas ?
— J’en suis certain.
— Ah ouais ? cracha Laurent.
— T’as qu’à vérifier, suggéra Philippe. Appelle l’hôtel. Demande à parler à Marianne Imbert.
Le capitaine s’acharna à démontrer qu’il avait raison. Parce qu’il avait trop peur d’avoir tort. Parce que c’était trop insupportable de penser que…
Il obtint le numéro de l’auberge auprès des renseignements.
Franck s’était enfermé dans un douloureux mutisme.
Laurent s’agitait de plus en plus. Dépassé par les événements. Laurent, qui raccrocha bien vite. Au moment où la voix de la locataire de la chambre vingt-quatre résonna dans l’appareil.
À son tour, il se mura dans le silence. Ils pensaient à Marianne. À ce qu’elle venait de leur prouver. Une fois de plus. À ce qu’ils étaient forcés de faire, aussi.
— Prenez vos affaires, ordonna Franck. Rentrez chez vous. J’irai seul.
— Non, on sera là, répondit Laurent. Avec toi. Et avec elle, aussi…
Marianne entra dans la gare à dix-huit heures pile. Il n’y avait que peu de monde. Une de ces petites gares, à taille humaine.
Qui sentait bon les vacances au soleil. Les congés payés.
Sur le premier quai, elle s’assit en face des voies, sur un banc abrité. Elle regardait les gens vaquer à leur vie. Parce qu’ils en avaient encore une. Elle regardait les trains arriver, charger et décharger leurs passagers, puis repartir. Des TER, surtout. Un ou deux TGV. Elle fumait une cigarette de temps en temps. Observait cette foule miniature, un léger sourire sur les lèvres.
Le chef de gare passa à plusieurs reprises devant cette jeune femme sans bagages. Peu avant dix-neuf heures, il s’arrêta.
— Vous attendez quelqu’un, mademoiselle ?
— Oui.
— Ah… Par quel train doit-il arriver ?
— Je ne sais pas… Il doit me faire la surprise.
— Et vous allez l’attendre jusqu’à quelle heure ? s’étonna le type.
— Dix-neuf heures. Mais je reviendrai demain… Et le jour suivant… Je sais qu’il viendra.
Le contrôleur lui adressa un sourire un peu ému. Il y a parfois de drôles de rencontres, dans les gares.
À dix-neuf heures, Marianne quitta la gare. Elle flâna au hasard des ruelles, s’arrêta dans un café. Elle n’avait même plus peur d’être reconnue. D’ailleurs, qui pourrait bien penser que Marianne de Gréville, recherchée par toutes les polices du pays, s’offrait un soda en terrasse ? Elle avait ses lunettes de soleil, son gavroche. Voulait profiter du soleil tant qu’il y en avait. Tant qu’il brillait pour elle.
À vingt heures, elle regagna l’auberge. Fit monter un plateau dans sa chambre. Ils avaient un cuistot de génie !
Elle se délassa dans un bain chaud puis s’étendit au milieu du lit. Elle avait du sommeil en retard. Elle dormirait comme un bébé.
Mais d’abord, elle allait s’offrir un voyage en première classe. Elle n’avait pas oublié d’emporter une dose d’héro dans ses bagages. Un fixe plus loin, elle ne pensa plus qu’à Daniel. À nouveau vivant. Près d’elle. Elle était dans ses bras. Il n’existait pas de plus bel endroit. Elle s’endormit avant la chute.
✩
Lundi 25 juillet — 19 heures
Marianne quitta son banc. Puis la gare. Elle fit sa halte à la terrasse du café. Le ciel s’était voilé. Cette nuit, il pleuvrait.
Une heure plus tard, elle reprenait le chemin de l’auberge. Musardant un peu sur le bord des routes. Elle n’était pas pressée. Prenait le temps d’admirer chaque chose. Ce que beaucoup ne voyaient plus depuis si longtemps. Jamais blasée, Marianne.
En passant à l’accueil, elle adressa un grand sourire au patron puis commanda son plateau repas. S’offrit ce qu’il y avait de meilleur. Régla ses dettes, laissant un mirifique pourboire. Il fallait bien dépenser l’argent du proc’…
Puis ce fut le rituel du bain.
Mais avant d’aller se coucher, elle prépara son sac. Se mit ensuite à griffonner quelques lignes sur une feuille blanche. Elle aurait dû pleurer en écrivant cela. Pourtant, elle ne pleurait pas. Parce que les larmes n’avaient plus de raison de couler. Elle plia la feuille en quatre, la glissa dans la poche de sa chemise.
Enfin, tout était prêt.
Cette nuit, elle ne dormirait peut-être pas. Écouterait la pluie. Et les trains, aussi. Elle demeura quelques instants sur le balcon. Entre les nuages épais, quelques étoiles scintillaient. Pour elle, sans doute. Elle tira la baie vitrée, regagna la pénombre de sa chambre.
Elle devina alors la silhouette, près de la porte. Son cœur s’emballa, un peu.
— Bonsoir, Marianne.
— Tu ne respectes pas les règles du jeu, Franck.
— Non, jamais…
Ils étaient chacun d’un côté de la pièce. Elle, dos à la fenêtre. Lui, dos à la porte.
Un doux frisson la parcourut de la tête aux pieds. Il était venu. Ici, à l’auberge. Il avait compris.
— J’étais à la gare, tout à l’heure, dit-elle.
— Moi aussi… Hier soir aussi… J’y étais chaque soir.
Elle s’approcha. Il ne bougeait pas.
— Je pars demain matin, Franck.
— Non, Marianne… Tu ne pars pas.
Elle avança encore un peu. Plus qu’un mètre pour les séparer. Leurs yeux s’habituaient à l’obscurité. Ils se voyaient, comme en plein jour. À lui de faire un pas, maintenant.
— Je n’ai pas pu, avoua Franck. Tu m’as rendu la tâche encore plus dure, Marianne…
— Demain, tu n’auras pas le choix…
Elle entendit sa respiration changer. Comprit qu’il pleurait. Lui qui ne pleurait jamais, avant. Ils étaient si proches, maintenant ; ils auraient pu se toucher.
— Pourquoi, Marianne ? Pourquoi tu ne t’es pas enfuie ?
Elle posa un doigt sur sa bouche.
— Chut, ne dis rien… Écoute juste la pluie… Il n’y a rien de plus beau…
— Marianne… Tu… tu te souviens, un jour tu m’as dit… que j’allais apprendre à te connaître. À te connaître vraiment…
— Je m’en souviens, Franck.
— Moi, je t’ai répondu que je n’aurai pas le temps et que… c’était mieux ainsi parce que… tu ne gagnais pas à être connue. Je veux que tu saches que…
Il l’enlaça enfin, l’étreignit avec force.
— J’ai aimé te connaître, Marianne…
Un crépuscule de rêve.
✩
Mardi 26 juillet — 9 h 30
Marianne composta son billet puis se dirigea vers le quai numéro un. Des années qu’elle rêvait d’accomplir ce simple geste. Partir en voyage.
Elle se posa sur le banc, devenu son banc. Alluma une cigarette.
La voix de VM. Tu connais pas la tradition, Marianne ? La cigarette du condamné…
Puis elle ferma les yeux sur les images de la nuit. Cette douce musique de pluie. Ses bras qui ne l’avaient pas lâchée. Cette nuit, où il ne l’avait pas laissée seule. Où il avait été là, rien que pour elle.