Il avait tellement changé. Plus de gestes cruels, ou brutaux.
Il lui avait tout donné. Tout ce qu’il avait. Tout ce qui lui restait.
Franck abandonna sa voiture devant la gare. Ses yeux étaient encore rougis par les larmes. Il avait tant pleuré, ce matin. Tandis qu’elle prenait son petit-déjeuner. Là, tout près de son assassin. Lui, assis sur le lit, incapable de manger, incapable de respirer.
Puis elle s’était habillée, au sortir de la douche. Tout en lui souriant. Comment y arrivait-elle ? Alors que lui la regardait se préparer… Que chacun de ses mouvements enfonçait une lame dans sa poitrine. Jusqu’à ce qu’elle s’approche, se serre contre lui. Lui murmure des mots à l’oreille.
Chut… Ne pleure pas Franck, je t’en prie… Ne pleure pas… Ne sois même pas triste…
Je vais t’expliquer, Franck… Je vais tout te dire…
Il traversa la petite salle. Il ne pleurait plus, maintenant. Il lui avait promis ; plus de larmes. Promis qu’il ne faiblirait pas. Il allait tenir parole.
Une voix annonça le TGV pour M. Le sud, le soleil, la mer. Tout ce qu’elle ne connaîtrait jamais.
Puis la voix de Marianne, dans sa tête. Empreinte rouge, indélébile. Des mots entendus une fois, retenus par cœur, pour toujours.
Je vais tout te dire… Franck, ce n’est pas grave… Tu ne vas pas me tuer ; tu vas me sauver… Pour la première fois de ma vie, je n’ai plus peur… Parce que j’ai toujours eu peur, tu sais… toujours. Mais là, c’est terminé… Je ne me suis jamais sentie aussi bien…
C’est comme une sorte de paix intérieure… Ils appellent ça la sérénité, je crois. Longtemps, j’ai voulu la liberté… J’en rêvais, chaque jour, chaque nuit…
Franck s’arrêta à la porte. Devant le quai numéro un.
Il contemplait Marianne, de dos.
Assise sous l’abri vitré, en train de fumer sa cigarette.
Si loin de la mort. Elle était si belle.
Non, j’ai juré. Quand elle se retournera, je ne pleurerai pas. Je lui offrirai même un sourire.
J’en rêvais, chaque jour, chaque nuit…
Après, j’ai cru que la liberté, ça n’existait pas dans ce monde… Tu me promettais une nouvelle vie, mais j’avais peur… de tout… Même de cette fameuse liberté… Et puis j’ai compris, enfin…
Je ne serai jamais libre nulle part. Il y aura toujours ces chaînes autour de moi, autour de mon cou… Celles qui m’étranglent… Perpétuité, c’est pour toujours…
La liberté, elle est à l’intérieur de toi… Là, dans ta tête… Pas besoin d’aller loin pour la trouver… J’ai compris cela le soir où je me suis enfuie…
Ils me poursuivront toujours. Partout. Leurs visages, leurs cris, leur souffrance. Et la mienne… J’ai fait tant de mal, Franck. J’ai commis tellement d’horreurs, j’en ai subi tellement…
Et puis Daniel me manque, il me manquera toujours. Jamais je n’arriverai à vivre sans lui… Vivre sans lui, ce n’est pas la liberté, c’est l’enfermement dans la douleur, une nouvelle perpétuité…
Alors, je veux la sauver, cette petite fille… Elle qui doit être terrorisée quelque part, loin de son père… Elle a tant de chance d’en avoir un. Elle a une vie devant elle. Alors que moi, je n’en ai plus. Ma vie, elle est restée là-bas… accrochée aux barbelés… Elle a été enterrée, en même temps que ceux que j’ai assassinés…
En même temps que Daniel, aussi… Ma vie, elle est déjà derrière moi… Déjà finie.
La sauver, c’est ce que j’attendais depuis longtemps… Depuis toujours… La sauver, c’est faire enfin quelque chose de beau avec ma vie… C’est lui donner un sens.
C’est la rédemption, Franck. Un mot que j’aime bien, tu vois ! La délivrance, si tu préfères…
Tu leur diras que j’ai choisi de mourir pour elle, qu’ils le sachent, qu’ils s’en souviennent… que je ne suis pas aussi lâche qu’eux.
Franck ferma les yeux une demi-seconde. Quand il les rouvrit, Marianne jeta sa cigarette par terre.
Le signal.
Il sentit une main sur son épaule. Ils étaient venus, bien sûr.
Une voix s’abattit sur leurs têtes. Le TGV, en gare dans deux minutes.
Franck rassura ses amis. Eux qui semblaient la proie d’un désespoir sans limite.
— Elle nous attend, dit-il simplement. Elle a besoin de nous…
Il fit quelques pas en avant. Marianne se leva, se retourna. Elle leur adressa un sourire, un vrai. Les regarda, chacun leur tour. Franck ne pleurait pas. Il lui souriait, aussi. Elle fixa les émeraudes qui étincelaient au soleil. Deux pierres si précieuses.
Puis elle se tourna à nouveau vers les rails. Au loin, le train.
Un soupçon de peur dans son ventre. Juste un soupçon. Celui qui vous prend, quand l’inconnu s’ouvre à vos pieds.
Franck dégaina son arme.
— Police !
Elle se retourna, encore. Quelques cris, dans la foule. Elle écarta le pan droit de sa chemise.
— Pas un geste ! hurla Franck.
Encore des hurlements. Ceux des témoins. Tout juste si Marianne les entendait. Elle s’accrochait juste aux yeux verts. Comme à une bouée.
Laurent et Philippe la tenaient en joue, aussi. Elle empoigna son Glock.
— Tout le monde à terre ! s’écria le commissaire.
La douleur fut plus rapide que le bruit. Marianne s’effondra en arrière, touchée plein cœur. Une chute violente qui la projeta sur les rails. Au moment où le train arrivait.
Elle eut le temps d’apercevoir les gerbes d’étincelles de la machine qui freinait sur le métal, comme un feu d’artifice. Au milieu d’un bleu intense.
Elle serra les poings, une dernière fois.
Choisir de la sauver, c’est ma liberté, Franck.
Épilogue
Lundi 26 janvier — Six mois plus tard
Franck embrassa le front de Laurine qui dormait à poings fermés, serrant contre elle sa peluche favorite. Il quitta la chambre sur la pointe des pieds, regagna la sienne. Heureux de l’avoir près de lui, désormais. Il avait eu si peur… Elle vivait avec son père, depuis qu’il avait failli la perdre. Comme toutes les petites filles normales. Même si elle ne le serait jamais. Après toutes ces années perdues. Toutes ces années où il l’avait tenue à l’écart de lui, où il l’avait cachée. Comme une chose honteuse, monstrueuse. Mais maintenant, c’était terminé. Maintenant, elle était là, dans sa vie. Là où était sa place.
Il s’allongea sur son lit, alluma la télévision pour briser le silence. Tomba sur le journal de la nuit. Toujours la même rengaine. Dumaine, en tête des sondages. Dans quelques semaines, après une campagne axée sur une politique sécuritaire, il serait élu président, il n’y avait plus aucun doute. Plus aucun suspense.
Franck éteignit la télévision puis jeta la télécommande par terre.
Il avait gardé le silence sur l’affaire Charon. Pas par lâcheté. Non. Simplement pour que Laurine continue d’avoir un père. Pour donner un sens au sacrifice de Marianne.
Marianne… Il laisserait la lumière allumée, toute la nuit. Toutes les nuits. Avalerait son somnifère, trouverait un sommeil boiteux. Mieux que rien.
Et demain matin, il attaquerait une nouvelle journée. Au bureau, il retrouverait Laurent. Qui lui filerait une tape amicale sur le dos, comme chaque jour. Ça va, mon vieux ? Laurent qui n’avait pas changé. Sauf qu’il oubliait souvent de sourire. Ou que ses sourires étaient un peu tristes.