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— On est les meilleurs…

Les vieux n’ont pas résisté longtemps avant de filer la combi du coffre. À peine quelques dents cassées pour papy, quelques brûlures de cigarettes pour mamy… Chacun sa technique. Elle, elle préfère frapper. C’est ce qu’elle fait le mieux, de toute façon. Lui se montre plus raffiné. Il utilise la menace, insinue doucement la peur dans les entrailles de l’autre. Il allume une clope et… Justement, ça lui donne envie, elle pique une cigarette dans la poche de Thomas. Là, elle se demande soudain si elle n’a fait que lui casser quelques dents, à papy… La mâchoire aussi, peut-être… Sans importance. Pas de sa faute si elle déteste les vieux. Ça lui rappelle trop ses grands-parents, qui l’ont élevée après la mort de ses parents. Élevée ? Rabaissée, plutôt ! Persécutée pendant des années. Comme s’ils se vengeaient. Mais de quoi ? Elle ne leur avait rien fait, pourtant. Rien demandé… Lui, ancien officier de marine ; elle, femme au foyer qui astique l’argenterie deux fois par jour. Ils savent tout, possèdent toutes les réponses sans même accepter les questions. Leur bouche, une canalisation qui déverse les certitudes à gros débit. Leur esprit, une meurtrière. Arthrite de la colonne et du cerveau. Elle réalise brusquement que ça n’a rien à voir avec l’âge. Ils étaient comme ça bien avant les rides. J’aurais dû y aller moins fort avec papy… Mais il a peut-être un bon dentiste. Sans importance.

Elle baisse la vitre. Jay Kay s’évade par grappes de notes sur le périphérique.

Tu deviendras médecin, avocate ou… à la rigueur, tu épouseras un homme de ta condition. Si un homme veut bien d’une fille comme toi ! Tu feras de hautes études ou un bon mariage, tu deviendras quelqu’un. Faire honneur à ton nom, celui que tu as la chance de porter

Sûr que Thomas n’est pas riche. Mais il a voulu de moi. Il m’a voulue, moi et aucune autre. Je compte pour lui. Je compte tellement… Comme jamais, pour personne.

Quoi ? Tu veux devenir professeur d’arts martiaux ? On m’a proposé d’intégrer l’équipe de France. J’aurais pu devenir une championne et ensuite, j’aurais ouvert mon propre dojo. La seule vraie chance qui se soit présentée à moi. Avec Thomas, bien sûr. Un métier de voyou, un métier d’homme en plus. Même pas un métier, de toute façon ! On t’a passé ce caprice pour que tu nous fiches la paix, le médecin nous l’avait conseillé pour apaiser ton caractère instable, tes accès de colère. Mais si tu crois qu’on va te laisser déshonorer ta famille ! Tu vis dans tes rêves, tout ça parce que tu as remporté quelques médailles ridicules ! Pense à notre pauvre fils. Il aurait voulu autre chose pour toi… que tu deviennes quelqu’un.

Il est mort, ma mère avec, je ne me souviens même pas de leurs visages. Et pendant toutes ces années, supporter ces deux ignobles bourges qui votent FN et emploient une femme de ménage marocaine… Alors, sûr, elle ne pouvait que se tirer ailleurs… Première fugue en détresse mineure, le jour de ses seize ans. Les conneries, le foyer pour mauvaises filles. Puis le retour au bercail… Ça t’a calmée ? Maintenant que tu as jeté l’opprobre sur la famille… Je préfère encore la rue. Mais j’ai trouvé une autre manière de partir. D’abord, des voyages chimériques, évasions en poudre. Fini, les médailles. Et puis la fuite, la vraie, la définitive. Aux côtés de Thomas. Avec, en prime de démission une partie des économies familiales.

Mon héritage, après tout ! Juste un peu avant l’heure. Un jeu d’enfant. Peut-être qu’ils ont licencié la bonne après ça ! Restrictions budgétaires obligent ! Elle sourit à cette idée, éclate même de rire. Thomas baisse le son, il aime tant l’entendre rire.

— Pourquoi tu te marres comme ça ma puce ?

— Je pense à mes vieux. À ce qu’on leur a piqué en quittant la maison ! J’aurais tellement voulu voir leurs tronches quand ils ont découvert qu’on leur a pris leur blé !

Non, elle en fait un peu trop. Elle préfère ne pas avoir vu leurs visages, finalement.

Papy vient encore la harceler… Comme ça, il aura un dentier tout neuf ou se fera faire de belles dents… Il a une bonne mutuelle, sûr. Quand on a des vases Gallé, on a forcément une bonne mutuelle… Évidemment, depuis qu’elle a quitté le nid doré, les flics sont à ses basques. Mais ils ne remuent pas ciel et terre pour la retrouver. Ils ont mieux à faire que de pister une mineure qui a fugué avec une petite frappe en emportant le butin… Faut diminuer le chiffre de la délinquance, augmenter celui des amendes. Se montrer et encaisser. Un peu comme les putes, finalement. Les politiciens comptent là-dessus pour se faire élire la prochaine fois, ne pas l’oublier ! Alors les poulets, ils restent planqués derrière leurs radars ou contrôlent les Beurs dans les cités, ça rassure le bon peuple. Enfin, ils contrôlent que les pas dangereux, parce que les autres, mieux vaut ne pas les approcher de trop près… Et puis, Thomas veille sur elle. Déjà six mois qu’ils naviguent ensemble. Lui non plus n’a pas eu de chance. Mais maintenant, ils sont deux. Ils sont forts. Elle arrête de rire, s’appuie sur son épaule. La voiture fonce sur l’asphalte humide, trouant la nuit pourtant épaisse. Elle n’a pas peur de la vitesse, elle n’a peur de rien de toute façon. Ils ont sniffé un bon coup avant leur petite sauterie chez papy-mamy, ils survolent la capitale comme deux oiseaux de proie portés par les courants. Pas encore repus, la nuit leur appartient. Juste à regagner leur repaire, et ensuite… Ensuite, elle lui donnera peut-être ce qu’il attend depuis longtemps mais n’a jamais exigé. Ce soir, elle se sent prête. Peut-être parce qu’elle aura dix-sept ans demain.

— Merde !

Elle sursaute. La voiture stoppe, crissement de pneus à déchirer les tympans. Un barrage. Simple contrôle d’identité ou d’alcoolémie. Peu importe. Avec ce qu’ils ont dans le coffre et dans le sang, c’est pas le moment. Un policier leur ordonne de se ranger sur le côté.

— Fonce ! supplie Marianne.

Thomas redémarre doucement, comme s’il allait obtempérer. Puis soudain, il appuie à fond, le flic a juste le temps de se jeter sur le côté. Pleine puissance à nouveau, mais ils ne rient plus. Une voiture à leurs trousses, sangsue au pare-chocs de la Renault. Sirène hurlante, discrétion assurée.

— On est morts !

— Dis pas ça ! implore Marianne. On va les semer !

Les semer ? Avec cette bagnole pourrave au moteur asthmatique ? Va falloir la jouer fine, ne pas compter sur la vitesse. Trouver une autre solution. Quitter le périph’… Thomas braque à droite, le cortège hystérique s’engage sur une bretelle de sortie. Zone industrielle déserte, ronds points en série, les autres toujours scotchés derrière. Bizarre qu’ils n’essaient pas de doubler. Finalement, la Renault en a sous le capot, malgré ses airs de tas de ferraille. Jamais encore il ne l’avait poussée aussi fort. Les autres décrochent un peu, le gyrophare s’éloigne progressivement dans le rétroviseur.

Marianne a pris le pistolet dans la boîte à gants. Celui qui sert à faire peur. Mais qui n’a jamais servi d’ailleurs. Peut-être le balancer avant qu’ils ne nous arrêtent ? Non, ils ne peuvent pas nous arrêter, rien ne peut nous arrêter.

Sauf que, brusquement, un mur se dresse en face. Voitures blanches, lumières bleues, artillerie lourde. La cavalerie en renfort. Une souricière.

— Cette fois on est morts ! hurle Thomas.

Le pied toujours au plancher, le mur qui se rapproche. Freiner ou accélérer ? Il n’a pas le temps de trouver la réponse. Le pare-brise explose, sa tête avec.

La voiture part dans le décor. Marche funèbre avec grandes orgues pour le rythme. Jusqu’à ce que le sarcophage fracasse la barrière d’un chantier et plonge dans un énorme trou d’où un immeuble commence tout juste à émerger. Marianne a cessé de hurler. Étonnée d’être encore en vie. Elle déboucle sa ceinture, passe la main dans les cheveux de Thomas. Du sang, partout. Ils me l’ont tué. Ils me l’ont tué, ces salauds ! Elle s’extirpe de la voiture tandis que les uniformes sont déjà en haut de la tombe béante.