Il la regarde au fond des yeux. On dirait qu’il a compris que sa vie ne tient plus qu’à un fil. Il l’oblige à lâcher le lit, lui plaque les poignets sur le matelas. Il n’ose même pas dire : N’aie pas peur, Marianne. Il sent la terreur sous son corps. Peut-être que ça lui plaît… Elle est tellement contractée qu’il doit la forcer à ouvrir les jambes. Elle tourne la tête de l’autre côté, pour ne pas voir son visage. Pense à la came, Marianne. Ne pense qu’à ça. Elle amarre son regard au néon du lavabo. Une étoile en plastique. Une vision d’horreur qui la marquera à vie.
Soudain, une souffrance atroce, une qu’elle n’a jamais connue. Plus douloureux que les coups, plus douloureux que n’importe quoi. Elle voudrait hurler, n’y arrive pas. Privée de voix. La sensation que son corps se déchire en deux, que sa tête explose. Les poings fermés, elle encaisse coup sur coup.
C’est tellement impitoyable qu’elle cherche à fuir, à se délivrer. Mais ses poignets sont cloués au lit, son corps comme écrasé. Elle laisse échapper un cri, plutôt un gémissement. Elle seule a dû l’entendre. Sa vue se trouble, le néon se noie dans un flot salé qui dégouline jusque dans son cou.
Combien de minutes, déjà ? L’impression que ça dure depuis des heures. Que jamais ça ne s’arrêtera. Qu’elle a ouvert les portes de l’enfer… Là, des images arrivent. En vrac. Ses meurtres, les horreurs qu’elle a commises.
C’est ta punition, Marianne. Tu payes pour tout ce que tu as fait.
Les larmes coulent sans retenue maintenant. Mais en silence. Puis son esprit se vide complètement. Comme si elle était morte. Il décolle tandis qu’elle s’enfonce dans le néant.
Ça dure encore longtemps. Jusqu’à ce qu’il libère enfin ses poignets. Mais elle ne bouge pas. Il s’allonge à côté d’elle, le souffle court. Comme une bête fauve dans son dos. Elle entend son plaisir. Elle se replie lentement sur sa souffrance. Pourtant, elle a envie de s’enfuir. Mais n’en a même plus la force. Jamais torture aussi cruelle.
Sa main sur son épaule. Elle sursaute, pousse un cri. Il ne peut pas recommencer. Ça va me tuer. Il se contente de la retourner vers lui. Non, il l’oblige. Face à face, il semble recevoir un coup en pleine tête. Pourtant, elle est toujours immobile.
— Marianne… Tu pleures ?
Elle se met à sangloter, il caresse son visage. Il a une voix douce, il a l’air triste. Elle arrive tout juste à respirer. Elle lui échappe soudain, titube jusqu’aux toilettes. Elle s’assoit sur la cuvette, cache son visage entre ses mains. Laisse enfin libre cours à ses sanglots. Au bout de cinq minutes, elle respire à fond, essuie ses larmes.
Lui donner ça, ce n’est pas dans le contrat. Reprends-toi Marianne. Elle pousse le battant. Il est toujours là, bien sûr.
— Marianne, qu’est-ce que tu as ?
Pauvre con !
— Rien.
Elle se rhabille. Il la dévisage bizarrement. Elle tente de contrôler les tremblements de ses doigts pour allumer une cigarette.
— Tu aurais dû me le dire, murmure-t-il.
— Quoi ?
— Que c’était la première fois…
Là son sang se glace, elle frise l’arrêt cardiaque. Elle devient livide.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai compris, tu sais…
— Tu délires ! Je te signale que j’étais avec un mec quand les flics m’ont chopée ! Tu crois que je faisais quoi avec lui ? Du tricot ?!
— Je… Je ne comprends pas pourquoi tu t’es mise dans cet état, dans ce cas…
— J’ai eu mal ! Ça faisait plus de trois ans !
— Tu étais d’accord, non ? Tu dois assumer…
— C’est ce que je fais !
Il la prend par les épaules.
— Non, Marianne ! Je refuse de te voir chialer comme ça à chaque fois !
Elle fixe le sol.
— Tu pensais quoi ? ajoute-t-il. Forcément, ça allait être un peu douloureux…
Un peu ?! De nouveau cette envie de le tuer.
— Ça ferait moins mal si tu y mettais du tien…
— Va-t’en, maintenant.
Elle a très peur soudain. Qu’il veuille un peu de rab. Mais il reboutonne sa chemise.
— Tu aurais dû m’en parler, Marianne…
— Mais arrête, bordel ! J’te dis que t’es pas le premier ! Tu veux quoi ? La preuve ? Tu pourras pas ! Le premier est mort, abattu par les flics !
Il soupire. Quitte enfin la cellule. Elle retourne aux toilettes et se lave. Pour effacer le crime. Pour enlever le sang.
… Marianne rouvrit les yeux. Pile sur le néon du lavabo. Un des pires souvenirs de sa jeune vie. Peut-être pour ça qu’il avait pris cet ascendant sur elle. Depuis cette nuit-là. La nuit où… Il avait été le premier. Il aurait dû être le seul. Mais bientôt, elle serait libre. L’avenir lui tendait les bras. Elle eut envie d’oublier le passé. Il y en aurait peut-être un deuxième… Brusquement, elle alla se planter devant la glace. Inspecta son visage. Un visage jeune. Si jeune. Pas une ride, bien sûr. Quelques cicatrices : une sur l’arcade sourcilière, une sur le front. Une autre sur la joue. Mais un visage dur comme un silex taillé pour fendre.
Elle tenta de se trouver du charme. Elle avait de jolis traits. Fins, délicats.
Mais la taule avait tout détruit. Est-ce qu’un homme peut tomber amoureux de cette figure tiraillée par la haine ? De ce regard durci par les horreurs de l’enfermement ? De cette bouche qui avait tant insulté ? De ces cheveux abîmés par le manque de soins ?
Elle examina ses mains. Jeunes, elles aussi. Tous ses doigts avaient été cassés ou presque. Certains en gardaient d’étranges déformations. Ces mains pleines de sang. Qui avaient pataugé dans le meurtre, dans l’hémoglobine. Dans la merde. Ces mains qui avaient tué. Trop souvent.
Depuis des années, elle n’avait pas pu se voir en entier dans un miroir. Juste le visage, les épaules. Tout juste la poitrine. Elle se déshabilla presque complètement, ne gardant que sa culotte. Et continua à s’ausculter. Comme prise de panique. Encore des cicatrices. Sur le ventre, les flancs. Les jambes.
Sa peau était ferme. Fine, blanche. Son cou gracieux mais un peu trop musclé, ses épaules trop larges pour sa corpulence. Elle pivota, tenta de voir le haut de son dos. Là aussi, énorme cicatrice. Et muscles proéminents. Presque virils.
J’étais jolie avant.
Elle s’appuya sur le lavabo, cruellement déçue par ce constat. Je suis laide, maintenant. La taule m’a bouffée, pire que les années. Envie de pleurer.
Elle entendit la clef dans la serrure, ramassa ses vêtements. Mais n’eut pas le temps de les remettre. Daniel la découvrit à demi-nue.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’étonna-t-il en souriant.
— Rien, répondit-elle en enfilant son débardeur. Je croyais pas que tu viendrais.
— C’est lundi…
— Comme t’es même pas passé aujourd’hui, je pensais que…
Il s’approcha, caressa ses épaules.
— J’avais des tas de problèmes à régler, je n’ai pas pu venir te voir avant.