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— Excusez-moi. Euh !… qu’avez-vous dit, enseigne ?

Miles lui rendit son salut sans se départir de son calme et répéta sa demande d’une voix égale.

— Hum !… le lieutenant Ahn… En temps normal, il se terre… je veux dire, il est dans son bureau. Dans le bâtiment administratif principal. (Le caporal eut un geste circulaire du bras pour désigner une construction préfabriquée d’un étage qui se dressait derrière une rangée d’entrepôts à demi enfouis en bordure de piste, à un kilomètre environ.) Vous ne pouvez pas le manquer. C’est le plus haut édifice de la base.

Qui se distinguait aussi, remarqua Miles, par l’assortiment d’appareils de communication qui saillaient du toit. Parfait.

Allait-il confier son sac à ces crétins et prier pour qu’il le suive jusqu’à sa destination finale, quelle qu’elle fût, ou interrompre leur travail et réquisitionner un chariot pour qu’on le transporte ? Il eut une brève vision de lui-même juché à l’avant de l’engin, telle la figure de proue d’un voilier, cahoté vers son rendez-vous avec le destin en même temps que cinq cents kilos de sous-vêtements thermiques, à raison de deux douzaines par carton, modèle n° 6 774 932. Il décida d’endosser son barda et de s’y rendre à pinces.

— Merci, caporal.

Il s’éloigna à grands pas dans la direction indiquée, plus que conscient de sa claudication et des prothèses dissimulées sous son pantalon auxquelles il imposait un poids supplémentaire. La distance se révéla plus grande qu’elle n’avait paru, mais il mit un point d’honneur à ne pas s’arrêter ou trébucher avant d’avoir disparu hors de vue après le premier entrepôt venu.

La base semblait quasi déserte. Normal. Sa population était constituée pour l’essentiel par des fantassins stagiaires qui l’envahissaient deux fois au cours de l’hiver. Pour l’heure, seuls les membres de l’équipe permanente étaient présents et Miles était prêt à parier que la plupart prenaient leur permission de longue durée pendant ce bref répit estival. Il fit une pause à l’intérieur du bâtiment administratif sans avoir croisé personne.

D’après l’avis manuscrit collé sur son écran vidéo, le service des cartes et répertoire se trouvait en bas. Miles s’engagea dans le premier et unique couloir à sa droite, en quête d’un bureau occupé. La plupart des portes étaient fermées, mais pas à clé, les lumières éteintes. Dans un bureau annonçant : Comptabilité générale, un homme en treillis noir, un insigne de lieutenant au col, était absorbé par son holovid qui affichait de longues colonnes de données. Il jurait tout bas.

— Le bureau de la météo, c’est où ? demanda Miles du seuil.

— Au premier.

Sans se retourner, le lieutenant désigna le plafond de l’index et, se penchant plus encore sur son écran, se remit à jurer. Miles s’éloigna sur la pointe des pieds.

Il découvrit enfin ce qu’il cherchait, une porte close revêtue de lettres décolorées. Il posa son sac, plia sa parka dessus et inspecta sa tenue dont quatorze heures de voyage avaient froissé l’impeccable repassage. Toutefois, il était parvenu à éviter les taches de nourriture, de boue et autres additions indésirables à son uniforme vert et à ses boots. Il aplatit son bonnet de police et le plaça réglementairement dans sa ceinture. Il avait traversé la moitié de la planète, vécu la moitié de son existence pour aboutir à cet instant. Il avait derrière lui trois années d’entraînement. Sauf que les cours avaient toujours eu un je-ne-sais-quoi de simulacre : Nous ne faisons que nous exercer ; maintenant, enfin, il affrontait la réalité, son premier vrai chef. L’impression initiale produite pouvait avoir une importance vitale, surtout dans son cas. Il prit une profonde inspiration et frappa.

Une voix éraillée résonna, assourdie, derrière le battant, prononçant des mots incompréhensibles. Une invitation ? Miles ouvrit la porte et entra.

Il eut la vision fugitive d’interfaces d’ordinateurs et d’écrans vidéo luisant le long d’un des murs. Il eut un mouvement de recul devant la bouffée de chaleur qui lui sauta à la figure. L’air était à la température du sang. À part les écrans vidéo, la pièce était obscure. Il y eut un mouvement à sa gauche. Miles se tourna et salua.

— Enseigne Miles Vorkosigan, venu se présenter selon les ordres, mon lieutenant, dit-il tout d’une traite.

Puis il leva les yeux et ne vit personne.

Le mouvement s’était produit plus bas. Un homme d’une quarantaine d’années, le menton bleu de barbe et portant pour seuls vêtements un gilet de corps et un caleçon, était assis par terre, le dos appuyé au bureau supportant la console de communication. Il sourit à Miles, leva une bouteille à demi pleine d’un liquide ambré, marmonna : « Salut, mon garçon ! Content d’te voir », et s’affaissa lentement.

Miles, pensif, le considéra un très long moment.

L’homme se mit à ronfler.

Après avoir baissé le chauffage, ôté sa tunique et étendu une couverture sur le lieutenant Ahn – car c’était lui –, Miles s’accorda une demi-heure pour inspecter son nouveau domaine. Pas de doute, il allait avoir besoin de renseignements sur le fonctionnement de ce bureau. En plus des images par satellite en temps réel, des données automatisées semblaient arriver d’une douzaine d’installations d’observation de microclimats réparties autour de l’île. Si des manuels pratiques avaient jamais existé, il n’y en avait pas dans le coin, pas même sur les ordinateurs. Après une hésitation, tout à son honneur, consacrée à étudier la forme ronflante allongée sur le sol qu’agitaient de petits soubresauts, Miles mit l’occasion à profit pour passer en revue le bureau d’Ahn et les fichiers de sa console de communication.

La découverte de deux ou trois éléments significatifs aida Miles à placer le spectacle qu’il avait sous les yeux dans une perspective plus compréhensible. Le lieutenant Ahn, apparemment, avait vingt ans de carrière et n’était plus qu’à quelques semaines de la retraite. Sa dernière promotion remontait aux calendes grecques, sa dernière mutation au déluge : il était l’unique officier du service météorologique de l’île Kyril depuis quinze ans.

Ce pauvre diable est resté coincé sur cet iceberg depuis que j’ai six ans, calcula Miles, qui frémit intérieurement. Difficile à dire, à cette date tardive, si le problème d’Ahn avec l’alcool était une cause ou un effet. Bah ! s’il se dégrisait suffisamment d’ici au lendemain pour lui expliquer la marche à suivre, parfait ! Sinon, Miles connaissait une demi-douzaine de moyens, allant du cruel à l’insolite, capables de le remettre sur pied, qu’il veuille reprendre conscience ou non. Pourvu qu’il parvienne à lui extirper des directives techniques, Miles ne voyait pas d’inconvénient à ce que le lieutenant retourne à son coma éthylique jusqu’à ce qu’on le traîne à bord d’une navette en partance.

Le sort d’Ahn réglé, Miles enfila sa tunique, rangea son barda derrière le bureau et partit en exploration. Quelque part dans la chaîne de commandement, il devait y avoir un être humain sain d’esprit, sobre et conscient, qui faisait son travail selon les règles. Autrement, la base ne pourrait pas fonctionner à ce niveau. Ou peut-être était-elle administrée par des caporaux, qui sait ? Dans ce cas, Miles allait devoir dénicher le premier caporal efficace venu et le prendre en main.

Dans le hall du rez-de-chaussée, une forme humaine se silhouetta dans la clarté provenant des portes. Courant à un pas gymnastique scrupuleusement régulier, la forme se matérialisa en un homme de haute taille au corps ferme, en pantalon de jogging, tee-shirt et tennis. Il revenait visiblement d’une course de maintien en forme de cinq kilomètres, agrémentée peut-être de quelques centaines de pompes pour faire bonne mesure. Cheveux gris fer, regard de fer, il pouvait passer pour un sergent instructeur souffrant de troubles digestifs. Il s’arrêta net pour dévisager Miles, sa stupeur se réduisant à un pincement des lèvres.