— Pas grand-chose. En gros, que Carpenter s’apprête à sortir l’argument que ses hommes font trop d’heures, que les ordinateurs sont trop vieux et qu’il ne faut pas leur demander de prendre le relais quand leur bécane est en rideau.
— On a déjà entendu ça.
— Et le Conseil a dit que les heures n’étaient pas trop longues.
— Je n’étais pas sur cette enquête précise. J’ai simplement lu le rapport. »
Tom ne dit rien. Il connaissait mon opinion sur ce rapport-là, je crois qu’il la partageait même si ce n’est pas une chose qu’il me viendrait à l’idée de lui demander. J’ai assez d’ancienneté dans le métier pour savoir la boucler, les rares fois où je sens qu’on est en train de se faire baiser. Je ne compte pas le voir partager mes opinions subversives – pas publiquement, du moins.
« Ça va. Quand l’ordinateur a-t-il lâché ?
— À peu près au pire moment possible, selon Carpenter. Janz s’occupait de quelque chose comme dix-neuf avions. L’ordinateur tombe en rideau, il se retrouve devant un écran muet et il a dans les dix secondes pour faire correspondre l’écho A avec l’écho A’. Deux de ces échos représentaient des avions à réaction qu’il était sur le point de repasser à la tour de contrôle d’Oakland. Dans l’incapacité de distinguer qui était qui, il a dit à chacun très exactement le contraire de ce qu’il fallait. Il croyait les écarter d’une trajectoire de collision. Ce qu’il faisait, c’était les guider droit l’un sur l’autre !
Je voyais très bien le truc : le problème, c’est que c’est difficile à expliquer à qui ne s’est jamais effectivement trouvé dans un centre de contrôle de la circulation aérienne au moment précis où l’ordinateur lâche. Je suis au regret de dire que j’ai vu la chose se produire plus d’une fois.
Un instant donné, vous contemplez un écran circulaire constellé de lignes et de points, chacun nettement étiqueté avec plusieurs rangées de chiffres. Ça peut rendre perplexe qui voit ça pour la première fois, mais pour un aiguilleur entraîné, ces nombres identifient chaque avion et fournissent quantité d’indications à leur sujet. Des choses comme l’altitude, la vitesse, le code d’identification radio. L’image est générée par un ordinateur qui réactualise l’écran toutes les deux secondes. Vous pouvez jouer avec, l’ajuster de manière que chaque appareil laisse un sillage d’échos de plus en plus petits, afin de reconnaître d’un coup d’œil la provenance de l’avion et d’avoir une idée de sa direction probable. Vous pouvez demander à l’ordinateur d’effacer les données superflues pour mieux vous consacrer à une situation donnée. Vous disposez d’un petit curseur que vous pouvez déplacer à travers l’écran pour toucher un avion particulier et parler au pilote. Si deux appareils se trouvent en situation critique, l’ordinateur s’en apercevra avant vous et déclenchera une alarme pour vous avertir qu’il serait temps de les dérouter.
Puis l’ordinateur, victime d’une surcharge, lâche.
Vous savez ce qui se produit alors ?
L’écran passe de la verticale à l’horizontale. Il y a une bonne raison à cela : les échos que vous voyez ne sont désormais plus étiquetés. Vous êtes obligé de sortir de petits jetons de plastique que vous marquez au crayon gras avant de les poser à côté de chaque écho. Quand les échos se déplacent, vous déplacez vos jetons. La résolution de l’écran dégringole. C’est pratiquement comme si vous n’aviez plus la même scène sous les yeux. Comme si vous étiez redescendu de l’ère de l’ordinateur aux débuts du radar. À l’époque de la Seconde Guerre mondiale.
Comme si ça ne suffisait pas, les échos que vous voyez sur le nouvel affichage à faible résolution peuvent très bien ne plus être dans les mêmes positions que précédemment. Une image radar non corrigée n’a aucun rapport avec un affichage corrigé par ordinateur. Là où de fines hachures élégantes vous indiquaient les formations nuageuses avec pour chacune mention précise de leur altitude, vous vous retrouvez devant une horrible flaque de bruit blanc pas du tout à l’endroit escompté.
Si l’incident se produit durant une heure creuse, les aiguilleurs râlent et sortent leurs jetons. Si ça se produit à une heure de pointe – et dans un secteur comme celui d’Oakland-San Francisco, avec trois aéroports commerciaux, trois aérodromes militaires et Dieu sait combien de terrains privés, c’est en général en permanence l’heure de pointe – il y a deux ou trois minutes de silence désespéré, le temps que les aiguilleurs discernent qui est qui et tâchent de se rappeler où était tout le monde et si personne n’approchait de ce qu’ils appellent une « situation ».
Je ne suis pas un grand amateur d’euphémismes, mais « situation » était bien le terme qui convenait : ce que nous avions sur les bras, les enfants, c’était une situation où six cents personnes sont sur le point de se répandre au flanc d’une montagne comme une vulgaire boîte familiale de concentré de tomates.
« Qu’est-ce que t’en penses ? demandai-je à Tom.
— Il est encore trop tôt. Tu le sais bien. » Pourtant, il me regardait toujours, et il savait fort bien que je lui demandais un avis officieux. Il me le donna.
« Je crois que ça va être coton. On se retrouve avec un type qui est presque un stagiaire et un ordinateur construit en 1968. Pratiquement l’âge de pierre, de nos jours. Mais certains s’apprêtent à soutenir que Janz aurait quand même dû être capable de s’en tirer. Tous les autres y arrivent bien.
— Ouais. Allons faire un tour au hangar. »
Les vitres du bar étaient en verre fumé, ce n’est qu’à notre sortie que je découvris combien la journée était radieuse. Une de ces journées qui me donnent des picotements dans les doigts, l’envie de tripoter le manche de mon vieux Stearman et d’aller me perdre là-haut dans le vaste ciel bleu. L’air était vif et limpide, presque sans un poil de vent. Malgré l’heure matinale, il y avait déjà des voiliers dans la baie. Jusqu’à cette énorme horreur qu’est le vieux pont entre Oakland et San Francisco qui en devenait presque beau contre le bleu du ciel, avec derrière lui la plus jolie ville d’Amérique. De l’autre côté, je pouvais distinguer Berkeley et les collines d’Oakland.
On prit la voiture de Tom pour gagner l’autre bout du terrain. Le hangar n’était pas dur à trouver : il n’y avait qu’à suivre le flot ininterrompu de camions chargés de sacs-poubelles.
Le reste de l’équipe était déjà là, sauf Eli Siebel, parti examiner le moteur gauche du DC-10 qui était tombé à sept ou huit kilomètres de l’épave principale. À peine entré, je fus stupéfait par la quantité de débris qu’ils avaient déjà ramenés du site de Livermore.
« United est plutôt pressée de nettoyer le coin, me dit Jerry. On a fait tout ce qu’on a pu pour les empêcher de déblayer les plus gros morceaux avant qu’on ait eu une chance de relever leur position. » Il me montra le croquis schématique qu’il avait fait, notant méticuleusement la position de tout ce qui était plus gros qu’une valise.
Je comprenais la position des mecs chez United. Le site de Livermore était bougrement public. Et aucune compagnie aérienne n’apprécie d’avoir sur le râble des hordes de badauds venus contempler l’étendue de ses échecs. Alors, ils s’étaient empressés de rassembler une troupe de quelques centaines de charognards et, à l’heure qu’il était, le site devait être totalement nettoyé.
À l’intérieur du hangar, c’était un vrai bordel. Toutes les pièces importantes étaient empilées d’un côté, mais il y avait des tonnes et des tonnes de sacs-poubelles remplis de débris plus petits, pour la plupart recouverts de boue.
À présent, les fragments du 747 commençaient d’arriver à leur tour et on avait dégagé de la place pour les recevoir.