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Il allait falloir trier tout ça.

Ce n’était pas mon boulot mais ça me flanqua quand même la migraine rien qu’à le voir. Je commençai à sentir qu’absorber deux doubles scotches à 7 heures du matin n’avait peut-être pas constitué une idée resplendissante. J’avais bien quelques aspirines dans la poche de mon manteau. Je cherchai des yeux une fontaine d’eau potable puis vis une fille portant un plateau avec des tasses de café. Elle avait l’air un peu paumé, marchant lentement entre les piles de sacs à ordures. Elle ne cessait de regarder sa montre comme si elle avait un rendez-vous urgent.

« Eh… je me boirais bien un petit café. »

Elle se retourna et me sourit. Ou du moins, elle esquissa un sourire. Puis, à mi-chemin, l’expression se figea sur ses traits.

Moment bizarre. Il n’a pas pu durer plus d’une demi-seconde, pourtant il me fit l’effet de durer une heure. Tant d’émotions se bousculaient sur ce visage en ce si bref instant que je crus tout d’abord être le jouet de mon imagination. Plus tard, je n’en fus pas aussi sûr.

C’était une femme superbe. Elle avait paru plus jeune vue de dos. Quand elle se retourna et que je découvris ses yeux, un moment je crus qu’elle avait cent ans. Mais c’était ridicule.

Trente, peut-être ; pas plus. Elle avait ce genre de beauté époustouflante, déchirante qui vous coupe le souffle quand vous avez quinze seize ans et que vous n’avez jamais embrassé une fille. J’étais bigrement plus vieux que ça, mais c’est quand même ce que je ressentis.

Et puis elle se détourna et commença à s’éloigner.

Je lui criai après : « Eh ! Et mon café ! »

À ces mots, elle pressa encore le pas. Quand elle atteignit les portes du hangar, elle courait.

« Tu leur fais toujours cet effet ? »

Je me retournai : c’était Tom.

« T’as vu ça ?

— Ouais, C’est quoi, ton secret ? De l’essence de putois ? Ta braguette est ouverte ? »

Il riait – alors je ris moi aussi, mais je ne trouvais rien de drôle là-dedans.

Tout cela allait bien au-delà d’un quelconque sentiment de rejet ; franchement ce n’était pas ça qui me préoccupait. Sa réaction avait été si excessive, si ridicule. Je veux dire, je ne suis pas Robert Redford mais je n’ai pas non plus une tête à faire peur aux petites filles et je ne suis pas plus affreux que n’importe qui d’autre qui aurait passé comme moi la nuit à patauger dans la gadoue.

Non, ce qui me turlupinait, c’était l’impression que bien loin d’être perdue, cette fille était en fait en train de chercher quelque chose de perdu.

Et qu’elle l’avait trouvé.

4. La Machine à explorer le temps

Témoignage de Louise Baltimore.

J’avais reculé le moment de me rendre à la poste jeter un œil sur ma capsule temporelle, mais je savais que si je traînais encore, le G.O. n’allait pas tarder à me rappeler à l’ordre. Aussi je finis mon paquet de Lucky et pris le tube en direction du bâtiment fédéral.

Le « Féd », comme nous disions, est le plus ancien édifice de la ville. C’est une relique du XLVe siècle et il est passé au travers de plus d’explosions nucléaires que le canal du Honduras. Les civilisations naissent et meurent, les guerres balaient ses sordides abords en obscurcissant l’atmosphère alentour et le Féd est toujours planté là, massif et buté. Il affecte la forme d’une pyramide, tout à fait semblable à celle bâtie jadis par Chéops, mais le tombeau du pharaon tout entier aurait pu tenir lieu de brique si vous vouliez reconstruire un Féd.

Même si on en était bien incapable aujourd’hui, le Féd était bâti avec un matériau que plus personne ne savait fabriquer. On n’est même pas sûrs qu’il soit de construction humaine.

On se sert du Féd pour abriter le coffre que quelqu’un, il y a bien des années, a surnommé le « Bureau de poste », sans doute parce qu’il est encombré de colis qui restent en souffrance des années voire des siècles.

La poste est l’un de ces bizarres effets secondaires induits par le voyage dans le temps. Il prouve une fois encore que les paradoxes sont possibles même s’ils demeurent strictement limités : une femme était morte aujourd’hui parce qu’il était nécessaire d’éviter la majorité des paradoxes, mais ceux que l’univers autorise nous sont pratiquement offerts sur un plateau.

Le jour de ma naissance, ma mère savait déjà que trois messages m’attendaient à la poste. Ça a dû être pour elle un réconfort : elle savait que je vivrais donc assez longtemps pour les ouvrir. Du moins, j’espère que ça l’a aidée. Parce qu’elle est morte en me mettant au monde.

Je sais en tout cas que ce fut un réconfort pour moi. La date inscrite sur le premier valait toutes les polices d’assurance-vie. Je vivrais assez longtemps pour l’ouvrir, tout comme le second. Ils avaient tous été trouvés dans le même secteur il y a près de trois siècles.

Une capsule temporelle est un bloc de métal très dur à peu près de la taille d’une brique. Si vous la secouez, ça fait du bruit. C’est parce que la brique est creuse et contient une autre pièce métallique, celle-ci mince et plate. À l’extérieur de la brique, il y a un nom et une date :

« Pour--------. Ne pas ouvrir avant le---------. »

On trouve ces capsules de temps à autre. En général, on les repêche dans les profondeurs océaniques. Les techniques de datation permettent d’établir avec précision depuis combien de temps elles y étaient – ça tourne en général autour de cent mille ans. Une fois découvertes, on les stocke dans un coffre à l’intérieur du Féd, protégées par les systèmes de surveillance les plus stricts que puisse fournir le G.O. Jamais personne en aucune circonstance n’a ouvert une capsule avant la date indiquée. J’ignore au juste ce qui se produirait dans ce cas et je n’ai pas la moindre envie de le savoir. Le voyage dans le temps est une affaire si dangereuse qu’en comparaison, la bombe H n’est qu’un joujou innocent pour les gosses et les demeurés. Je veux dire, quel est le pire qui puisse advenir avec une arme nucléaire ? Quelques millions de morts : bagatelle. Avec le voyage dans le temps, on peut détruire tout l’univers ; c’est du moins ce qu’affirme la théorie. Personne n’a été pressé de vérifier.

Quand on ouvre la capsule temporelle, on découvre un message. C’est souvent un message extrêmement bizarre. Ma première capsule portait la date d’aujourd’hui, à l’heure, la minute et la seconde près. La deuxième était datée d’assez peu de temps après. Quant à la troisième…

Avoir trois messages qui m’attendaient avait plus ou moins fait de moi une célébrité. Personne encore n’en avait jamais reçu trois. Toutefois, je ne vous le recommanderai pas si vous êtes du genre nerveux. Ma troisième capsule temporelle n’a cessé de préoccuper les gens depuis trois siècles. Moi aussi, elle ne laisse pas de me préoccuper. C’était en effet la seule jamais découverte à ne pas porter de date précise.

À l’extérieur était inscrit :

POUR LOUISE BALTIMORE, NE PAS OUVRIR AVANT LE DERNIER JOUR

Qu’est-ce que ça veut bien dire, le Dernier Jour ? C’était à la fois très net et douloureusement sibyllin.

Je devais supposer que je comprendrais quand je le verrais.

« Bon, écoute, connard.

— Ouais, je t’entends. T’es en avance. Je te le filerai à l’heure pile, bien sûr.

— Bien sûr. Et ça fait dans combien de temps, au juste ?

— Deux ou trois minutes. »

Je suis sûre que le G.O. m’avait donné cette réponse « précise » rien que pour m’embêter. Alors, avec tous les embêtements que j’ai déjà dans l’existence, est-ce que j’ai besoin qu’une machine vienne se foutre de moi ?