Apparemment. J’avais essayé de la rendre obséquieuse et ne l’en avait amenée qu’à me détester davantage.
Je ne suis tout simplement pas branchée sur les machines.
La brique était posée à l’autre bout de la pièce, sur une table transparente. Comme si je n’avais qu’à avancer pour la prendre, mais pas si bête ! Je savais que je me serais fait immobiliser à trois reprises avant d’arriver à moins de vingt mètres et que j’aurais été tuée à moins de cinq. Pour le G.O, l’heure pile, ça veut bien dire ce que ça veut dire.
Il y avait quelques autres personnes à la poste avec moi. Parmi elles, des gens que je connaissais. Pour me tenir compagnie, je suppose. Et puis, il y avait Hildy Johnstown, le reporter, avec son feutre et sa carte de presse fripée qui dépassait du ruban. Il sort un canard dont le tirage tourne autour de mille exemplaires – je veux dire qu’il l’affiche et l’imprime effectivement avec de l’encre sur du papier. Ultime sursaut d’une profession jadis fière. Aujourd’hui, qui s’y intéresse ? Les nouvelles sont, par définition, de mauvaises nouvelles.
Je me demandais s’il aurait de quoi pondre un papier. Quelquefois le message dit : pas de problème, on peut en parler. D’autres fois, il précise bien : gardez ça pour vous. D’autres encore, il n’indique rien du tout et c’est à vous de décider seul. Le temps jugera.
À l’heure pile, le G.O. fit s’ouvrir la brique. Ça fit un certain bruit. Je confesse avoir cédé à une certaine nervosité en traversant la salle pour aller prendre une chaise. Je saisis la tablette et lus le message.
Il était de ma main. Je m’y étais attendue ; c’est presque toujours le cas.
Voilà ce qu’il disait :
Il y a de bons restaurants à Jack London Square. Prends l’autoroute direction nord et suis les flèches.
Le Conseil cédera si tu ne les pousses pas trop.
Dis-leur que ta mission est vitale. Je ne sais pas si c’est vrai, mais dis-leur quand même.
Ne baise pas avec lui à moins d’en avoir envie.
Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume.
Il était rédigé en améranglais du XXe. Je le relus de bout en bout quatre fois de suite pour être sûre d’avoir tout saisi et de seconde en seconde je sentais mes mâchoires se crisper. Finalement, je me relevai et reculai.
« Fous-moi ça en l’air.
— Pas de problèmes », répondit le G.O. Le métal chauffa à blanc, encore plus blanc, toujours plus blanc, et commença à s’évaporer. Je me détournai avant l’achèvement de l’opération et quittai la salle à grands pas. Je sentais tous les yeux braqués sur moi, mais personne ne dit rien, pas même Hildy.
J’ai tenu le coup pendant tout le trajet du retour à travers la ville, et jusqu’au moment où la porte de mon appartement s’est refermée en claquant derrière moi. Alors je me suis affalée par terre. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. En tout cas, ça m’avait mouillé le visage et laissée épuisée. Sherman me porta jusqu’à mon lit et me caressa doucement pendant un moment puis il me laissa seule. Cette foutue machine est bien le meilleur ami que j’aie jamais eu.
Je ne risquais pas de parler à quiconque de la gosse. Même si l’univers devait être détruit à cause de ça, eh bien, tant pis.
Sherman me tira de là par ses cajoleries.
Voilà bien la seule machine dont j’aie jamais eu le moindre usage. Il fut un temps où je méprisais les robots comme Sherman. J’estimais qu’ils étaient tout juste bons pour des femmes-drones avides de sensation. Je disais « ça » quand j’en parlais, je les traitais de vibromasseurs ambulants ou de godemichés humanoïdes.
Je cessai de le faire une fois que j’eus Sherman. C’est incontestablement un robot mâle. Un simple coup d’œil entre ses jambes ne pouvait laisser aucun doute à ce sujet.
Il me laissa… pleurer. Le voilà, le mot que je cherchais. J’avais déjà versé des larmes, mais c’est en général de rage et je sais rester fermement maître de moi, même quand les larmes me dégoulinent sur les joues. Mais là, non, jamais je n’avais été aussi désemparée. Pas même le jour où elle était morte.
Si Sherman fut surpris, il n’en laissa rien paraître. Il me caressa, me laissa me lover dans ses bras. Il n’a jamais pu compenser l’image maternelle qui me manque et nous le savons tous les deux mais enfin merde, c’était encore ce que j’avais de mieux. Je ne pouvais plus supporter l’idée d’un homme véritablement humain. Ça faisait des années que je n’avais pas été avec l’un d’eux.
Les attentions de Sherman se firent plus précises. Je ne pensais pas avoir envie de baiser mais il savait ça mieux que moi. L’extrémité de ses doigts est un détecteur de messages. Il sait lire mes sentiments comme s’ils étaient inscrits sur ma peau en braille. Bientôt, il me retournait sur le dos et me pénétrait.
Je basculai dans un état proche du rêve. Il me lima trois heures durant – de la fin de la matinée au début de l’après-midi (fit l’amour ? Ne me faites pas rire. Je sais quand le ridicule pur et simple tourne au psychotique. Je suis parfaitement consciente que, du point de vue technique, ce que j’ai fait cet après-midi-là, c’est me masturber avec le plus perfectionné des gadgets gonflables grandeur nature transistorisés).
Je n’y suis pour pas grand-chose. C’est mon habitude avec Sherman, le seigneur du Latex ; je me contente de m’allonger et me laisse ravir.
D’abord, qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre ?
Lui, il ne ressent rien. Ce n’est qu’un assemblage complexe de réponses programmées. Il exploite mes propres réactions et sait toujours avoir la réponse adéquate au bon moment. C’est une machine. Je pourrais aussi bien me préoccuper de satisfaire mon grille-pain.
Sherman n’a pas de visage.
En thérapeute compétent, il m’a ouvertement expliqué ce que cela signifiait en termes psychologiques. C’est un fantasme féminin extrêmement répandu que de vouloir se faire défoncer par un étranger sans visage. À première vue, c’est un fantasme de viol. C’est tout sauf cela. Le viol n’a aucun rapport avec le sexe pour la femme, et ça en a bien peu pour l’homme.
Sherman ne me demande jamais ce que je désire. Il ne me demande pas non plus quand je veux baiser ; il sait. Il me prend, c’est tout.
Et je maîtrise si parfaitement l’expérience que je n’ai même pas besoin de lui dire quoi faire. Chacune de ses initiatives est parfaitement en accord avec ce que mon corps lui dit de mes désirs.
C’est une raisonnable imitation du parfait amour.
Quand je l’ai eu, il possédait un visage. Je n’ai pas pu le supporter. Je choisis où et quand je me raconte des histoires et l’histoire que me racontait ce visage – je suis un homme, un vrai, avec de vraies émotions – n’était pas de celles que j’avais envie d’écouter. Alors je l’ai fait reconstruire avec une tête ronde et lisse comme un œuf. Comme sur tout le reste de son corps, sa peau ressemble exactement à de la peau réelle. Tout comme ma propre « peau ».
Parfois, il se colle des masques de visage sur le devant de sa tête et l’on fait comme s’il jouait tel ou tel personnage célèbre du passé. C’est ainsi que j’ai parcouru au lit plusieurs livres d’histoire.
Vous avez dit bizarre ? D’accord. Mais tout dépend de l’environnement où vous vivez. Je ne dirai pas que c’est aussi bon que de faire l’amour avec un homme véritable. Je ne dirai pas non plus que c’était pis. Il n’y avait pas de composante émotionnelle. Parfois, ça me manquait ; alors, je pensais à Lawrence, et j’amenais Sherman au lit et le vidais littéralement. Avec Sherman, c’était considérablement moins risqué.