Les raisons de cette préférence étaient complexes et pas entièrement explicites. Une partie était simple : il y avait quantité d’occasions de souffrir sans avoir besoin pour cela de chercher le grand amour.
Une autre partie de l’explication était profondément enfouie et Sherman le thérapeute avait mis bien des séances à l’extraire : j’étais terrifiée par un vrai pénis. Il pouvait me rendre enceinte et si j’étais enceinte, j’aurais un autre gosse et je souffrirais encore.
C’était en partie des mensonges ; ceux que je me racontais et ceux que les autres me racontaient.
Dans mon patelin, impossible de dire si le gars avec qui vous couchez est monté avec son équipement d’origine ou bien une habile imitation. Dur, mais vrai. Il y a d’excellentes chances que sa bite ne soit pas plus réelle que celle de Sherman. Et une fois encore, il peut tout aussi bien avoir les génitoires avec lesquels il est né.
Tout l’intérêt de la seconde peau est qu’on ne peut jamais dire. Et on ne demande certainement jamais.
Et moi, il fallait que je sache.
Ne vous méprenez pas : je ne voulais pas de l’article d’origine. Je voulais une prothèse. C’était plus sûr. Alors, si je cherche un homme qui en fait n’en est un qu’à l’échelon génétique, pourquoi ne pas s’arrêter à Sherman ?
Dur, dur.
Je sais que c’est dur. Mais je n’ai jamais promis que ça serait rose. On ne m’a jamais dit que ma vie ne serait pas sordide, brutale et fort brève, et je n’ai jamais espéré autre chose.
On prend ce qu’on a et on fait avec.
Par exemple :
Quand Sherman m’eut amenée au point qu’il estimait pour moi le plus approprié cet après-midi, il arrêta de me baiser. Il alla préparer une collation légère et me la porta au lit. Je sortis de ma seconde peau pour qu’il me masse pendant que je mangeais.
On parla de tout et de rien. Tout en me massant, il m’examinait dans la perspective de nouveaux traitements médicaux. À peu près, une semaine sur deux, il me trouve quelque chose. Cette fois, rien.
Je vous ai peut-être donné l’impression d’avoir été repêchée dans un collecteur d’égouts après un bain de trois mois.
Ce n’est quand même pas aussi catastrophique. Franchement. Je ne dégage aucune odeur désagréable. Ma peau est d’un blanc cadavéreux, mais elle est intacte. Mes organes sexuels sont encore les miens. Je suppose qu’on pourrait sans excès qualifier mon visage d’émacié, mais ce n’est pas encore au point de rayer les miroirs dans lesquels je me regarde. La fausse jambe n’est pas la résultante d’une maladie ; c’était un accident. Elle ne me manque pas. La prothèse marche plutôt mieux et je ne la sens pas.
Ce que j’ai de pis, ce sont les mains. Les mains et le pied qui me reste. Ça s’appelle la paralèpre. Ce n’est pas contagieux. Ça se transmet de mère en fille, par les gènes. Un de ces jours, les mains aussi, il faudra les amputer. J’ai perdu tous mes cheveux à l’âge de neuf ans. Je m’en souviens à peine.
Mais les problèmes sérieux étaient tous internes. Certains organes étaient dans un état de délabrement avancé. Beaucoup avaient été déjà remplacés par des organes artificiels. Quel serait le prochain, telle était l’unique question. Certains, on peut leur substituer des imitations de la même taille et fonctionnant de manière autonome. D’autres exigent une salle entière d’appareillages s’ils se mettent à lâcher.
Et ça vous chiffonne, bande d’enculeurs de mouches ? Dites-vous bien qu’à mon époque, pour une nana de vingt ans, j’étais l’image même de la santé resplendissante.
Vous ne croyez quand même pas qu’on organise des escamotages pour le plaisir, non ? Depuis le temps, vous devez avoir pigé qu’ils constituaient la solution désespérée d’un problème vital. Vous n’auriez qu’à me voir sous ma seconde peau, vous comprendriez instantanément le problème.
Mais ça, personne à part Sherman ne me verra jamais dans cet état.
Quand il eut terminé son massage, je rectifiai le tir : après ce concert de plaintes, ce serait ici le lieu de lancer un petit programme de remerciement à l’adresse des types merveilleux qui nous ont apporté la seconde peau. Coupez-la : elle saigne. Caressez-la : elle réagit exactement comme la peau que vous aviez avant ou prend la place de la peau qu’elle recouvre. On ne se rend jamais compte qu’on l’a sur soi. On ne la sent pas : on sent avec. Elle est à moitié vivante elle-même et fonctionne selon une espèce de relation symbiotique avec ce qui peut subsister du corps qu’elle recouvre. Détail pratique, elle est considérablement plus malléable que la peau réelle. On peut la modeler selon des nouveaux traits si le besoin s’en fait sentir. Lors des missions d’escamotage, c’est souvent le cas.
Je passai quelques vêtements au-dessus de la seconde peau et sortis de l’appartement.
J’habite au dix-sept ou dix-huitième étage d’un complexe résidentiel. Je n’ai jamais vraiment compté ; les ascenseurs comptent pour moi. L’immeuble est à moitié occupé. Je m’arrêtai au balcon pour contempler la masse de drones qui grouillaient au niveau de l’atrium.
Ô mes semblables. Si adorables et si vains.
Appelez-moi un Morlock.
Vers le début du XXe siècle, un homme du nom de Herbert George Wells écrivit un livre. Il ne connaissait rien au voyage dans le temps. Il n’avait jamais entendu parler de la Porte. Son roman était essentiellement du commentaire social.
Mais son héros voyageait dans l’avenir. Là, il découvrait deux sociétés : les Elois et les Morlocks. Nous, on les appelle des drones… et alors ? Ceux parmi nous qui travaillent se baptisent mutuellement zombis, culs-de-plomb, débiles. Morlock, ça me convenait bien. Dans le bouquin de Wells, les Elois étaient beaux et inutiles, mais ils prenaient du bon temps.
Les Morlocks étaient des brutes épaisses qui travaillaient dans les bas-fonds de la société.
On ne peut pas tout avoir ; la métaphore finit par tourner à vide. Dans notre cas, les drones comme les travailleurs étaient beaux au-dehors et pourris de l’intérieur. Mais nous les zombis, on travaillait et pas les drones.
Je ne leur en ai jamais réellement voulu. Vrai.
Il y a plusieurs réponses possibles à une situation désespérée :
Le désespoir et la léthargie.
Manger, boire et prendre son pied.
Le suicide.
Et la mienne, qui était de se raccrocher à l’ultime parcelle d’espoir qu’offrait le voyage dans le temps. Environ un citoyen sur mille choisissait de m’imiter.
Le suicide était populaire. Au printemps, vous n’osiez plus vous balader dans les rues de peur de vous faire écrabouiller par un désespéré. Ils sautaient en solo, par couple, en vastes rondes rigolardes. Les Paras de la Fin des Temps.
Mais l’analgésique le plus apprécié était encore de vivre avec. Je n’arrive pas à trouver la moindre raison valable qui pût aller contre ce choix de bon sens. Pour eux, s’entend. Si j’en avais trouvé une, il y a longtemps que j’aurais fait une grosse flaque grasse sur le trottoir.
L’ennui, c’est que cette grosse flaque grasse n’aurait en rien changé le monde qui avait tué mon enfant. Je ne pouvais pas prouver non plus que mon boulot fût en rien plus efficace, mais au moins, il y avait quand même une chance pour ça.
Personne ne force personne à travailler. S’ils ne le voulaient pas, on n’irait pas les chercher non plus. J’ai du mal à m’imaginer en train de franchir la Porte, direction quelque catastrophe du lointain passé, accompagné d’un enrôlé d’office.