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Il est rare d’avoir du temps de libre durant un escamotage. Ici, il n’était que 8 heures du soir. Le vol de Sondergard n’allait pas décoller avant demain soir. Me vinrent soudain des idées tout à fait indignes d’un chef. Juste derrière ma fenêtre se trouvait New York, la Grosse Pomme, et je me sentais d’humeur à goûter de la compote.

Je tirai les rideaux et regardai dehors. Au jugé, je me trouvais au second et dernier étage d’un de ces nouveaux (dans les années 80) motels tout en longueur qui bordaient les aéroports, de ce genre dont les enseignes semblent se mélanger : le Sofilton Regency Inn. Impossible de repérer l’aérogare proprement dite, de savoir au juste si j’étais près de la Guardia ou d’Idlewild (pardon : Kennedy). Une espèce de centre commercial s’étalait en dessous de moi. Le parc à voitures était bondé – tous les gens venus faire leurs achats de Noël. De l’autre côté de la route, il y avait une discothèque.

Je regardai les couples entrer et sortir en essayant de lutter contre le cafard. Ça aurait été chouette d’aller là-bas s’éclater toute la nuit à danser. Merde, je me serais même contentée de pousser un chariot dans les allées d’un de ces grands hangars de supermarchés.

En tant que jeune femme, je l’aurais certainement fait. En tant que chef des opérations pour les équipes d’escamotage, c’était totalement hors de question. Il y avait des consignes de sécurité draconiennes pour prévenir ce genre de chose – il s’agit de minimiser les risques et une paralépreuse unijambiste boppant sur les Bee Gees ne répond pas exactement à la définition du risque à prendre. Et si je me faisais renverser par une voiture en sortant du parking ? Et si le fond sonore de cantiques de Noël au supermarché me rendait dingue ? Que je vive, meure, reste ou non saine d’esprit n’était pas d’une importance primordiale pour la sécurité du projet, mais risquer qu’un toubib des années 80 ait l’occasion de jeter un œil sur ma jambe bionique l’était.

Alors, rideau.

J’ai décroché le téléphone et me suis commandé un énorme plateau-repas puis je me suis aperçue que Sondergard n’avait quasiment pas d’argent sur elle. Elle avait des tas de cartes en plastique, mais je ne me sentais pas encore de taille à signer de son nom sur une quittance. Aussi, je suis allée piocher dans mon sac le portefeuille que j’avais apporté. Je vérifiai la date des billets – excès de précaution, je suppose, mais ça ne fait jamais de mal d’être prudent – et j’allai même jusqu’à en frotter un du pouce pour vérifier que l’encre était sèche. Pas de doute, ils tromperaient le ministère des Finances.

Je me rassis sur le lit et feuilletai la Bible de Gideon jusqu’à l’arrivée du repas. Ce Gideon avait certainement un bizarre sens de l’humour. Essayez voir son Livre de la Genèse.

Le bouquin s’embourbait dans une succession de « il créa », lorsque se pointa le chasseur. En même temps qu’une entrecôte saignante, j’avais demandé six boîtes de Budweiser et une cartouche de Camels. J’allumai deux cigarettes, mis la télé et mangeai le steak. La viande était fadasse – comme l’est toujours la nourriture du XXe siècle. Je farfouillai dans la penderie, mais les boules de naphtaline n’étaient plus monnaie courante dans les hôtels et j’engloutis donc mon steak tel quel.

Puis je pris un bain chaud et m’étendis sur le lit, agitant mes orteils nus devant l’écran de télé.

Pour quoi faire, une discothèque ? C’était la belle vie, en fin de compte. C’était chouette aussi d’être complètement seule. Je regardai le journal, puis l’émission de Johnny Carson. Au cinéma de minuit, ils passaient Le Candidat avec Robert Redford. Ce mec, je l’aurais bouffé tout cru. J’étais amoureuse de lui depuis qu’ils avaient passé Butch Cassidy et le Kid sur l’un des vols que j’avais escamotés.

Tout ce que je peux dire, c’est qu’il a intérêt à faire gaffe aux vols qu’il emprunte. Si jamais je lui mets la main dessus, Sherman part à la décharge.

Je dormis tard. Je ne sais plus combien de temps ça ne m’était pas arrivé.

La télévision me tint compagnie tout l’après-midi jusqu’à ce qu’il fût temps pour moi de m’habiller et d’appeler un taxi pour regagner l’aérogare.

C’était une journée magnifique. L’autoroute était noyée dans un épais brouillard d’hydrocarbures. L’air était si vivifiant que je fumais mes Camels une par une.

Je savais pertinemment que je devais bien être la seule personne dans tout New York à goûter l’air ce jour-là, mais ce n’en était que plus jouissif. Souffrez, bande de salops pétant de santé !

J’arrivai délibérément aussi en retard que je pouvais me le permettre : quand je me pointai, le reste des agents de bord embarquait déjà. Je parvins à réduire au minimum les conversations ; vu que certains connaissaient Sondergard, je devais être prudente. J’alléguai une gueule de bois – ce qui passa très bien. Apparemment, ça n’avait rien de déplacé.

Pendant tout le début du vol, j’évitai les autres en m’écrasant un max, tâchant d’être trop occupée avec mes passagers pour aller papoter avec le restant du personnel de bord. Ça me valut quelques regards bizarres – je me rendais compte que Sondergard n’était pas exactement la gloire de la PanAm – mais tant pis. À mesure que le vol se déroulait, je remplaçais une par une mes petites cocottes à chacune des apparitions de la Porte dans les toilettes au centre de la cabine.

C’est un truc facile : j’ai un indicateur sur mon bracelet-montre qui décèle la présence de la Porte. Dès que ma montre réagissait, je me rendais simplement aux lavabos : j’ouvrais la porte et j’appelais une des hôtesses.

« Mais regarde-moi ça », disais-je alors avec une mine écœurée. Elles étaient immanquablement curieuses de voir quelle nouvelle atrocité les passagers avaient bien pu perpétrer sur leur domaine (les agents de bord éprouvaient presque autant de mépris que moi pour les blaireaux). Une fois l’hôtesse dans la bonne position, je lui flanquais mon pied dans le cul et elle se retrouvait de l’autre côté avant d’avoir pu dire ouf. Sa remplaçante arrivait presque aussi vite.

On commença la bonne vieille manœuvre d’écrémage sitôt les plateaux-repas débarrassés.

Il y a plusieurs façons d’opérer un escamotage. Écrémer les passagers est une méthode qu’on emploie chaque fois que possible. Les projections de films en vol nous y aident souvent : lorsque la cabine est plongée dans la pénombre, les gens font moins attention qu’en temps normal. Tel ou tel pouvait disparaître dans la plupart des cas sans laisser de regret. Dès le dernier steward, la dernière hôtesse remplacée, un membre de l’équipe se postait en permanence dans le couloir des lavabos au centre du 747. Quand les circonstances le permettaient, on veillait à ce que tout passager qui se levait pour aller pisser n’ait pas l’occasion de se soulager avant une bonne cinquante de milliers d’années.

Chaque escamotage est unique, chacun présente de nouveaux problèmes.

Pour celui-ci, on vidait deux Jumbos simultanément. Ce qui avait du bon – en quantité – mais du moins bon car la Porte ne peut se matérialiser qu’en un seul endroit à un moment donné. Ce qui signifiait qu’elle devait faire la navette entre les deux appareils.

Les deux vols étaient transcontinentaux. Ça peut paraître un avantage, mais ce n’en est en général pas un. Pas question en effet d’enlever tout le monde durant la première heure de vol puis de laisser l’appareil traverser vide tout le pays en espérant que le pilote ne quittera jamais sa cabine.

Dans le cas présent, le 747 devait conserver un minimum de portance après la collision. Ce qui signifiait que son véritable pilote devait rester aux commandes jusqu’à la fin. Il était simplement trop coton de lui substituer l’un des nôtres – même un kamikaze. Il y avait trop de risques de voir l’appareil s’écraser à un endroit où l’histoire nous avait déjà appris qu’il ne s’écraserait pas.