5. Les Derniers Mots célèbres
Témoignage de Bill Smith.
Je ne devais jamais savoir qui avait fait installer la chapelle ardente. Briley n’avait pas les tripes pour ça, mais, apparemment, Roger Keane avait dans son équipe quelqu’un qui avait déjà affronté ce genre de problème. À notre arrivée, c’était déjà une affaire qui tournait.
Personnellement, je trouve qu’il serait beaucoup plus sain, infiniment plus doux et charitable de creuser tout bêtement une grande fosse à l’endroit où l’avion s’est écrasé, d’y fourrer toutes les victimes et de poser dessus une grande dalle où serait gravé leur nom. Mais jamais personne n’admettra cette idée. Chaque famille exige de récupérer son corps dans sa tombe individuelle.
Dans certains accidents, on parvient à les satisfaire. Dans les pires, c’est tout simplement impossible, mais il faut qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes. Tout ce qu’il reste de l’oncle Charlie tiendrait dans un sac à sandwich en plastique.
Qu’est-ce que vous voulez faire ? Leur montrer une main sectionnée et leur demander si cette alliance leur dit quelque chose ? La plupart n’ont même plus de visage.
Cette chapelle ardente avait été installée dans le gymnase d’un lycée. Garées devant, il y avait toutes les voitures appartenant aux familles plus le car de reportage d’une station de télé locale.
« Du calme, Bill », me dit Tom en m’écartant doucement des équipes de tournage. « Tu ne veux pas finir au journal de 18 heures. Pas dans cet état, tout de même.
— J’espère qu’il y a un enfer, Tom. Et que lorsque ces mecs y arriveront, le diable viendra leur fourrer un micro sous le nez pour leur demander leurs impressions.
— Bien sûr, Bill, bien sûr. »
Ce fut un soulagement de se retrouver à l’intérieur en compagnie des morts.
Il y en avait peut-être soixante-dix ou quatre-vingts. Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il y avait soixante-dix ou quatre-vingts longs sacs étroits régulièrement alignés. Contre le mur du fond, il y avait beaucoup, beaucoup d’autres sacs, totalement informes ceux-ci. Une équipe du F.B.I. venait de débarquer de Washington. Ils avaient déjà relevé les empreintes des corps raisonnablement intacts et travaillaient à présent sur tous les bouts de doigts qu’ils pouvaient dénicher. Ultérieurement, ce serait au tour des mâchoires pour l’examen dentaire quoique vous seriez surpris du peu de gens qu’on parvient à identifier ainsi.
On nous présenta l’agent spécial d’Oakland responsable de l’enquête. Nous connaissions déjà les gars de l’équipe anthropométrique de Washington. Si le F.B.I. a hérité de ce boulot de merde, c’est tout simplement parce qu’il a fiché plus d’empreintes que tous les autres services officiels réunis. À lire leurs rapports, on pourrait croire qu’ils parviennent à mettre un nom sur quatre-vingt-dix pour cent des cadavres. Pour dire le vrai, au bout de deux semaines, quantité de familles apprendraient qu’il avait été tout bonnement impossible de retrouver le moindre fragment du parent défunt et on assisterait à quantité de messes du souvenir dans quantité de chapelles. Quantité de viande grillée irait tranquillement finir là où finit en général ce genre d’article. Je n’ai jamais cherché à savoir où c’était. Il faut bien laisser aux toubibs et aux croque-morts leurs petits secrets.
On rencontra également les procureurs des comtés de Contra Costa et d’Alameda, les chefs des pompiers et des équipes de secouristes, plus une belle brochette de médecins. L’endroit était débordant d’activité.
J’ai déjà vu des catastrophes où on laissait simplement les parents errer dans la morgue en soulevant le coin des draps. Même s’il n’est guère pensable de rendre la chose facile ou supportable, il y a quand même des limites. Ici, on fonctionnait plutôt avec les effets personnels. Dans une salle à part, ils avaient installé des rangées de tables ou s’entassaient vêtements brûlés et bijoux, chaque article soigneusement étiqueté. Un tas de gens étaient en train de fouiller là-dedans.
Tom et moi, nous cherchions Freddy Powers, l’agent qui nous avait demandé de venir. On le repéra à l’autre bout de la salle des effets personnels. Il vous a plus ou moins la dégaine du fédéral texan, frais émoulu du collège, le grand type blond habillé classique.
« Salut, Bill. Tom. J’ai trouvé par ici un truc sur lequel vous aimeriez peut-être jeter un œil. » Il n’y a pas si longtemps, il nous aurait lancé un jovial « Ça va-t-y ? ». On dit qu’on n’oublie jamais son Texas, mais Freddie faisait tout pour ça. Son accent traînant avait pratiquement disparu.
« Bill Smith, Tom Stanley, je vous présente Jeff Brindle. » Brindle était un interne, petit, les cheveux bouclés, pas loin de la trentaine, vêtu d’une blouse tachée de sang. Il ébaucha un sourire qui découvrit des dents légèrement proéminentes.
« C’est Jeff qui a rassemblé tout ça et l’a porté à mon attention », poursuivait Freddie. J’eus l’impression qu’il avait l’air légèrement mal à l’aise. Pour parler crûment, il était là pour mettre des noms sur les macchabées ; peut-être craignait-il de marcher sur mes plates-bandes. Ou alors c’était peut-être autre chose.
« À vrai dire, j’ignore si ce truc signifie quoi que ce soit, mais c’est bigrement curieux », intervint Brindle. Il regarda Freddie : « Vous voulez que je leur montre ?
— J’aimerais bien. »
Freddie acquiesça et ramassa une montre d’homme. C’était une Timex montée sur un bracelet élastique. Le bracelet était taché de sang et le verre fissuré, mais on pouvait voir avancer la trotteuse.
« Elle peut en voir de toutes les couleurs. Elle reste à l’heure », dit Freddie d’une voix épaisse. Je levai les yeux vers lui. Avec Freddie, quand l’accent épaissit, le rouspéteur n’est pas loin. Je lorgnai la montre. Elle indiquait 10 h 45 et quelques secondes. Je jetai un œil sur la mienne et vit qu’elle marquait 10 heures pile, à un poil près.
« Moi, j’ai 10 heures et 18 secondes », observa Tom.
Freddie me guida quelques mètres plus loin, là où il avait disposé sur la table une vingtaine de montres. Je me penchai pour les examiner.
Plusieurs choses m’apparurent aussitôt manifestes : toutes fonctionnaient même si quelques-unes avaient complètement perdu leur verre. Toutes indiquaient la même heure : 10 h 45. Il y avait encore autre chose, mais cela m’échappa au premier examen.
« Elles sont toutes mécaniques », remarqua Tom. Bien sûr, c’était ça.
Freddie ne dit rien. Il se contenta de m’amener devant un autre groupe de montres.
Il y en avait encore plus, même si je pouvais voir au bout de la table que le plus gros de l’exposition était encore à venir. Je poussai un soupir et regardai.
Là encore, toutes mécaniques. Aucune ne fonctionnait. Certaines étaient tellement fondues qu’on aurait pu les croire grattées d’une toile de Dali. Mais parmi toutes celles qui étaient encore lisibles, aucune n’affichait une heure postérieure à dix. La grande masse indiquait 9 h 56 très précises.
« Les appareils ont touché le sol à 9 h 11, indiqua Freddie.
— Et 11 et 45, ça fait 56. Elles ont quarante-cinq minutes d’avance, comme les autres. Qu’est-ce que vous avez trouvé, encore ? »
Il dut se rendre compte que je m’impatientais car il passa rapidement aux suivantes : « Ces quatre-là, également mécaniques, marquent 1 h 45. Elles marchent encore. Et là-bas, nous en avons une douzaine, toujours mécaniques, mais arrêtées, qui indiquent toutes 12 h 56.
— Ces gens n’avaient pas encore remis leur montre à l’heure du Pacifique, suggéra Tom.