— C’est ainsi que je l’ai analysé. »
Je réfléchis à la question. Je ne voyais vraiment pas ce que je pouvais dire d’intelligent, mais il fallait que j’essaie :
« Elles proviennent d’un avion, ou des deux ?
— Des deux. La majorité fait partie du 747 – je doute qu’on retrouve jamais toutes celles du DC-10. Mais celles qu’on a effectivement pu y récupérer concordent avec les autres. »
Ce fut Tom qui au bout du compte formula ce qu’on se demandait tous :
« Qui va s’amuser à régler sa montre avec quarante-cinq minutes d’avance ? »
J’étais certainement incapable d’en trouver une bonne raison, encore moins d’expliquer pourquoi deux cargaisons entières de passagers pouvaient bien avoir eu la même brillante idée.
« Merci, Freddie », dis-je en commençant de m’éloigner. « J’ignore encore ce que ça veut dire, mais on va certainement y regarder de plus près. »
Freddie avait un petit air coupable. « Ce n’est pas tout à fait tout, Bill. » J’aurais dû m’en douter. Il me guida plus loin le long de la table, là où en avait été disposé un grand nombre à affichage numérique. Elles avaient toutes leur cadran soit brisé, soit fondu.
« Peut-être bien que les vieux modèles sont plus solides, remarqua Freddie. Du moins, le mouvement à rouages et ressorts a mieux tenu le coup que ces trucs. Mais nous avons quand même une paire de survivantes. Telle que celle-ci. » Il avait pris une Seiko intacte et je l’examinai. Elle affichait en permanence le jour et la date tandis que les chiffres de la trotteuse défilaient imperturbablement en silence. Le cadran affichait :
3 : 14
DEC 12
« Celle-ci déconne franchement, elle n’est vraiment pas au diapason des autres.
— Vous pouvez le dire. Mais c’est parce qu’elle compte d’une manière que je qualifierai de… quelque peu bizarre, insista Freddie. Regardez mieux. »
Je le fis et cette fois j’examinai plus attentivement l’affichage des secondes.
Quarante, trente-neuf, trente-huit, trente-sept…
Je la reposai brutalement sur la table.
« Bon sang, Freddie, tous les accidents que j’ai pu voir jouent des tours dingues, d’une manière ou de l’autre. Toutes ces montres qui avancent de quarante-cinq minutes, ça, je veux bien admettre que ce soit en rapport avec l’accident. Ou du moins, que ça pourrait l’être. Mais une montre qui devient folle et marche à l’envers… merde. »
Freddie soupira.
« Je serais plutôt d’accord avec vous, mon vieux, à deux détails près. L’un est que j’ai certaines lumières en électronique et que je ne vois vraiment pas ce qui pourrait faire fonctionner une de ces montres à l’envers. Je veux dire, tout ce qui serait susceptible de la faire déconner à ce point aurait bousillé toute la puce ; vous voyez ce que je veux dire ? »
Je ne voyais pas, mais, de nos jours, personne n’aime admettre son ignorance en quelque domaine de l’informatique de peur de passer pour une vieille tige. Je haussai donc les épaules.
« Vous avez dit deux choses. Quelle est la seconde ? »
Il tendit simplement la main et me laissa regarder. Il y avait là trois autres montres numériques. Elles indiquaient toutes les trois 3 h 13 et toutes les trois comptaient à rebours.
Donald Janz était dans un état épouvantable. Il avait l’air d’avoir plus de Valium que de sang dans les veines. Ce n’était qu’un gosse – pas plus de vingt-cinq ans ; plus jeune, donc, que Tom Stanley – vêtu d’une chemise blanche froissée, le nœud de cravate défait. Il ne cessait de tirer sur sa moustache et de se gratter le nez, couvrant son visage d’une manière ou de l’autre. Il était assis entre John Carpenter du Syndicat – pardon, de l’« association » – et quelqu’un, qu’un instant je pris pour Melvin Belli mais qui se révéla n’être qu’un imitateur plein d’avenir. Il n’aurait pas plus ressemblé à un avocat si le mot lui avait été gravé sur le front.
Nous étions revenus dans la petite salle de conférences de l’aérogare d’Oakland ; on approchait de 2 heures de l’après-midi. Tout ce que j’avais absorbé jusqu’à présent, c’était un beignet et un sandwich au jambon, si bien que mon estomac n’était pas dans la meilleure des formes, mais ils étaient enfin prêts à passer la bande du DC-10 et je voulais que ce fût fait pendant que Janz était là pour l’écouter.
Ce n’est pas strictement réglementaire de passer la bande de l’enregistreur de conversations sur les lieux mêmes de l’enquête. D’ailleurs, l’original était déjà en route pour Washington – où la commission dispose de machines complexes destinées à filtrer, clarifier et analyser les enregistrements généralement dégueulasses extraits du C.V.R. Il faut bien compter une quinzaine de jours pour récupérer la bande. Aussi j’en fais souvent effectuer une copie avant son expédition au labo. C’était celle-ci que nous étions en train d’écouter.
On s’était débarrassés des reporters. Au début de la diffusion, je regardais Janz mais bientôt je fus captivé par ce que j’entendais.
Quelqu’un disait : « United trois-cinq, ici Oakland. Je vous ai à 23000 descendant vers le 15. Vous avez du trafic en dessous de vous, cap…» et ainsi de suite. Je vis Janz sursauter au son de sa propre voix. Du moins, bien que ne l’ayant jamais entendu parler, je supposai que c’était lui. La qualité technique était remarquablement bonne.
Il y eut plusieurs échanges, tous de routine, plus les habituels bavardages en cabine bien que dans l’ensemble les deux pilotes du DC-10 n’aient pas eu grand-chose à se dire. On entendit à un moment entrer une hôtesse, puis la porte se refermer derrière elle.
Ça continuait ainsi durant dix minutes, un quart d’heure. Il n’était pas inutile de pouvoir associer aux voix des noms. Nous avions avec nous les chefs pilotes de la PanAm et d’United pour nous y aider et le temps que les choses commencent à devenir intéressantes, je savais distinguer qui était qui.
À bord du DC-10 s’étaient trouvés le capitaine Vem Rockwell, le premier officier Harold Davis et le mécanicien Thomas Abayta. Je me demandai quelle était sa nationalité. De temps à autre, on entendait, transmise par la radio de bord, la voix du capitaine Gilbert Crain, le commandant de bord du 747 de la PanAm, répondant aux appels de Janz. Il y avait également quantité d’autres appareils dans le secteur et nous entendions des fragments de leurs communications retransmises dans le poste de pilotage du DC-10.
Le vol United 35 descendait, en provenance du nord, en traversant des formations nuageuses et Janz le guidait en lui faisant décrire une série de virages destinés à l’amener sur un cap pratiquement plein ouest lorsqu’il serait pris en charge par la tour de contrôle d’Oakland pour l’atterrissage. Davis disait quelque chose à propos des nuages et Rockwell rouspétait à cause du temps sur Oakland. Il ne semblait pas porter la ville dans son cœur. Abayta, évoquant un rendez-vous qu’il avait ce soir-là, fit une remarque qui sembla faire rire les deux autres. Puis les événements commencèrent à se précipiter.
Janz dit : United 35, je vous ai beaucoup trop au sud. Vous avez un autre appareil sur votre ligne de vol. Veuillez accélérer et virer sur la gauche. »
Rockwell répondit : « Roger, Oakland, mais…» et il y avait un mais car Janz reprit aussitôt le micro :
« PanAm huit-huit-zéro, veuillez entamer virage sur la gauche et diminuer vitesse immédiatement. Quelle est votre altitude, huit-huit-zéro ? »
Je regardai de nouveau Janz. Il n’aurait pas eu à le demander sauf si l’ordinateur était en rideau. Normalement, l’écran aurait dû lui afficher l’altitude, juste à côté du spot repérant le 680. Janz ne manifestait pas la moindre réaction. Je n’étais même pas certain qu’il entendait encore. Quelqu’un – je suis quasiment sûr qu’il s’agissait de Davis, le copilote – dit : « Qu’est-ce que c’est que ce merdier ?