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Je me demandais ce que je pouvais bien lui avoir trouvé, à ce frimeur. Le salaud nous débitait son boniment. Les données à notre disposition, voici ce que nous faisons, l’enquête est entre de bonnes mains… Je n’aurais jamais toléré ce genre de rapport de la part de l’un quelconque de mes collaborateurs, pas même une seule de ces vingt-six milliards de minutes. Mais puisque c’était lui le responsable ici, autant valait que je ravale ma colère tout en me demandant quand il en viendrait au point important.

« Le point important, dit-il, confirmant ainsi mon jugement antérieur, est l’évolution du flux temporel proprement dit. Tous les relevés effectués jusqu’à présent révèlent que le flux temporel a absorbé ce twonky sans aucune perturbation. »

Je me radossai en respirant un peu mieux. Pour résumer tout ce qu’il avait dit, et de manière moins sinueuse :

Deux armes avaient été oubliées. La première, pour autant que l’on sache, ne serait jamais retrouvée. Et dans ce cas, sa seule présence dans le passé ne constituait pas un fait suffisant pour altérer le délicat équilibre des événements. Nous pouvions dormir tranquilles.

Même si quelqu’un la retrouvait, ce n’était pas nécessairement synonyme de désastre. Elle pouvait avoir été endommagée dans l’accident, auquel cas ce n’était plus qu’un vulgaire bout de plastique bizarre, tout au plus susceptible de provoquer quelques froncements de sourcils. On pouvait vivre les sourcils froncés.

Nous parlons de la structure rigide des événements, mais le fait est qu’il existe un certain battement. Apparemment, les choses tendent à se dérouler comme elles devraient se dérouler, en fonction du plan, quel qu’il soit, édifié par celui, quel qu’il soit, qui a la charge de ce putain d’univers. Les changements, s’ils sont mineurs, se corrigent d’eux-mêmes d’une manière que personne ne comprend, mais qui tend à faire des confettis de n’importe quelle philosophie du libre arbitre.

Imaginez un Indien traversant le site de l’accident de 1955, bien des années plus tard. Il trébuche sur l’arme perdue par Pinky – brisée, inutilisable, mais un objet qui n’aurait pas dû se trouver là. Il la ramasse, se gratte la tête et la rejette.

Si l’univers était absolument rigide, eh bien nous serions foutus. Le temps perdu à ramasser l’arme pour la rejeter ensuite aurait modifié l’existence de cet Indien de manière infime, mais la modification se répercuterait dans le temps en s’amplifiant d’année en année.

Vous pouvez imaginer n’importe quelle chaîne d’événements à votre guise :

L’Indien réintègre son tipi cinq secondes plus tard qu’il n’aurait dû. Et rate de justesse un appel téléphonique qu’il aurait pris s’il ne s’était pas arrêté à cause du paralyseur (les tipis ont-ils le téléphone ? Les Indiens vivent-ils encore dans des tipis en 1955 ? Peu importe). S’il avait répondu au téléphone, il aurait enfourché son cheval et serait descendu en ville pour se faire heurter par une voiture – conduite par un type en route pour assassiner quelqu’un, mais qui à présent se retrouvait avec un cadavre d’Indien sur les bras – si bien que l’individu qui devait mourir ne meurt pas, avec pour conséquence que, quelques années plus tard, il découvre le remède à une certaine forme de cancer – dont va souffrir un Président des États-Unis en 1996 – si bien que le Président sera guéri au lieu de mourir, comme il l’aurait dû – et qu’une guerre va se déclencher qui n’aurait jamais dû avoir lieu.

S’il en allait ainsi, nous ne pourrions pas opérer d’escamotages dans le temps.

Mais la manière dont ça fonctionne en réalité nous laisse une échappatoire. Il convient de garder à l’esprit deux faits saillants :

Un : on peut ôter des objets du passé, pour autant qu’on laisse en échange des substituts acceptables.

Deux : les événements tendent à se conformer à leur structure prédestinée.

Une pénurie d’énergie ? Pourquoi ne pas utiliser la Porte pour reculer jusqu’à cinq mille ans avant le Christ et détourner un trillion de barils de brut du sous-sol de l’Arabie Séoudite avant qu’on ait entendu parler des prétentions d’un quelconque émir du pétrole ?

Impeccable. Pas de problème. Pour autant que vous les remplaciez par un autre trillion de barils de brut impossibles à distinguer du pétrole qui a été dérobé.

On ne peut prendre que des choses qui ne manqueront à personne ou qui peuvent logiquement disparaître (qui sait combien d’attaches-trombones contient une boîte ? Qui s’inquiétera de la disparition d’une cartouche de cigarettes sur une cargaison de dix mille ? Tout être raisonnable soupçonnera un vulgaire chapardage, si vraiment ça le travaille ; j’ai ainsi à mon compte le chapardage de plus d’une cartouche).

Mais c’est une règle très stricte. Elle signifie qu’on ne peut enlever des objets qu’en des lieux et des moments bien définis et que si nous prenons quoi que ce soit d’important, il faudra en laisser à la place une copie valable.

Alors, si quelqu’un est sur le point de mourir et que personne ne doit jamais le revoir vivant, pourquoi ne pas l’enlever pendant qu’il est encore en vie et laisser à sa place un légume impossible à distinguer du cadavre qu’il était destiné à devenir ?

La règle deux rend la chose possible. La copie ne sera pas exacte, conforme jusqu’au niveau génétique voire sub-atomique. Elle pourra peser quelques kilos de plus ou de moins que l’original. Il subsistera toujours de subtiles différences, mais l’univers s’y ajuste, en deçà d’un seuil critique.

Et c’est ainsi que nous procédons aux escamotages.

Mais au-delà de ces modifications minimes, acceptables, les choses deviennent effectivement très risquées.

Le terme générique pour décrire les ennuis que nous redoutions est le « Paradoxe du grand-père ». En termes simples : je remonte le temps, accomplis quelque action irréfléchie ayant pour résultat la mort de mon grand-père à l’âge de huit ans. Ce qui signifie qu’il n’a jamais rencontré ma grand-mère et mon père n’est jamais né, ni moi non plus. Le paradoxe est que si je ne suis pas né, comment ai-je fait pour remonter le temps et tuer mon grand-père ?

Personne ne sait au juste. Les théories concernant la Porte abondent, certaines contradictoires, mais on admet généralement que l’univers se réajuste selon les lignes les plus simples. Il oscille plus ou moins sur un mode pluridimensionnel et au bout de l’opération, aucune machine à explorer le temps n’aura jamais existé. Mon grand-père a vécu et mon père est né parce que je ne suis jamais retourné en arrière pour faire joujou avec la causalité.

Ce que cela signifierait précisément pour moi, je n’en sais rien au juste. Sans doute que je serais devenue un drone, que j’aurais pris mon pied, rigolé un bon coup et fini par apprendre à plonger en chute libre. Ma vie tout entière tourne autour de la Porte. J’ai du mal à m’imaginer sans.

D’un autre côté…

(Et il y a toujours un autre côté avec le voyage dans le temps…)

Mes contemporains n’ont pas inventé la Porte. Elle était déjà là depuis des millénaires tandis qu’autour d’elle les civilisations florissaient et s’effondraient.

On croit qu’elle a été inventée par des hommes, mais il nous est impossible d’aller y voir évidemment puisque la Porte fonctionnait déjà à ce moment-là.