Et quelque chose est arrivé à ces gens.
J’aimerais bien savoir quoi. Peut-être ont-ils eu une telle trouille du truc avec lequel ils jouaient qu’ils l’ont simplement débranché et laissé là, incapables de le détruire – ou redoutant de le faire – pour partir errer dans le désert. Ce que nous savons, c’est que la fin de la Première civilisation de la Porte a coïncidé avec une grande guerre et un âge des ténèbres. Les survivants n’ont pas écrit de livres d’histoire. C’est là le plus grand trou entre l’époque contemporaine et le XXe siècle.
Des gens de mon époque sont remontés à cette période de la première extinction de la Porte. Si nombreux qu’il serait vain de la sonder aujourd’hui : la période est littéralement truffée de blancs occasionnés par la cassure temporelle.
Et pas un n’en est jamais revenu.
Peut-être ce phénomène est-il lié à la causalité et au Paradoxe du grand-père, mais la connexion me dépasse.
L’important, c’est que si la Porte n’avait jamais existé, je vivrais aujourd’hui dans un monde fort différent. Peut-être meilleur, mais plus probablement bien pis. Comment pourrait-il être pire ? Facile : Les Derniers Âges auraient pu s’instaurer il y a trois ou quatre millénaires au lieu de maintenant. La race humaine serait déjà éteinte au lieu simplement de se précipiter vers l’oubli. Il est déjà quasi miraculeux que nous ayons duré aussi longtemps.
C’est une théorie. La plus optimiste. Quant à la pire…
Il se pourrait fort bien que si un Paradoxe du grand-père est effectivement en train de se dérouler et que l’histoire à partir de la création du twonky commence présentement à se désengluer… eh bien, nous disparaîtrions tous en douceur, sans crier gare.
Pas simplement vous et moi, mais le Soleil, Jupiter, Alpha du Centaure et la galaxie d’Andromède.
Et ainsi de suite.
Ceci est connu sous le nom de Théorie du dégoût cosmique. Ou : Si vous continuez à jouer ce petit jeu là, je reprends mes billes et je rentre chez moi. Signé : Dieu.
Coventry continua encore à nous envoyer de la poudre aux yeux avec les efforts herculéens déployés par son département pour reluquer les moments intimes de l’existence de quelque six mille personnes mortes depuis des millénaires. Le moment me semblait bien venu pour aller faire un somme. Et c’est d’ailleurs sans doute ce que j’aurais fait – n’ayons pas peur des mots, rien qu’en dix heures, Coventry et son équipe avaient réellement abattu un boulot remarquable et jusqu’à présent semblaient avoir écarté l’accident de 1955 en tant que source possible de perturbation temporelle. Je me sentais considérablement soulagée.
Puis il en vint au second twonky.
« Ici, indiqua-t-il, la situation semble sans espoir. »
Avez-vous jamais senti se hérisser les poils de votre nuque ? C’est ce qui m’arriva. Un grondement m’envahit les oreilles, un bruit de tonnerre comme celui d’un séisme gagnant en ampleur, ou les vents du changement déferlant à travers les ruines du temps. J’entendais déjà Dieu se racler la gorge : Ça va, les mecs, je vous avais prévenus…
« Le paralyseur de Ralph est tombé avec le DC-10 dans un pâturage au nord de la nationale 580, non loin de Livermore, Californie. Là, il a été ramassé par un des sauveteurs et emporté avec le reste des débris pour être stocké dans un hangar de l’aéroport international d’Oakland où il est resté environ quarante-huit heures. À l’issue de cette période, il semblerait être entré en possession d’un certain William Archibald “Bill” Smith, employé par la commission nationale sur la sécurité des transports. De toutes les personnes susceptibles de retrouver l’arme, il représente sans doute la pire éventualité. Il a une formation technique et l’esprit inquisiteur.
« Ce qu’il a pu apprendre de l’examen de l’arme, il nous est impossible de le déterminer : tout ce que nous savons, c’est qu’il a pénétré dans le hangar où était entreposé le paralyseur, à 23 heures le soir du 12 décembre. Nous pouvons l’observer à l’intérieur du hangar durant seulement une brève période, suit alors un blanc temporel, une période de censure qui dure deux heures. Lorsque Smith émerge du hangar, nous ne pouvons décrire ses actions qu’en termes de probabilités. »
Quelqu’un grogna – peut-être bien même que c’était moi. Puis ce furent des conversations excitées, échanges de coups d’œil inquiets, les regards hallucinés, la vieille odeur de la peur. On peut difficilement nous en vouloir. Quand nous sommes obligés de parler en termes de probabilités à propos d’événements concernant un passé immuable, c’est que ça merde quelque part et si on ne sent encore rien, c’est simplement qu’on n’a pas encore été éclaboussés.
Je ne vais pas continuer à citer Martin. Ce ne serait pas vraiment sympa à son égard : il avait tout autant la trouille que le reste d’entre nous et, avec lui, la peur se traduit par du pédantisme. Il devint, si c’est possible, encore plus insupportablement pète-sec et didactique pour nous énoncer le scénario qui faisait de Bill Smith le Personnage le Plus Important de l’Univers, en s’aidant visuellement du scanneur temporel.
Ma première pensée, quand je pus enfin voir Bill Smith dans la cuve du scanneur, fut : peut-être que je devrais retourner le liquider.
Ce n’est pas la meilleure façon d’entamer des relations. Mais si le tuer devait l’empêcher de bouleverser la trame d’événements prédestinés, je l’aurais fait sans sourciller.
Naturellement, c’eût été de ma part la pire réaction possible. D’après le balayage effectué par Martin, Smith avait encore des années devant lui. Il était censé mourir en 1996, par noyade, et le tuer à Oakland ne pourrait manquer d’affecter le flux temporel.
Après le départ de Coventry, je restai assise à écouter le bourdonnement des conversations, mais sans y participer. Je sentais une idée en train de germer et je n’avais pas envie de l’imposer encore.
Finalement, pas encore sûre de ce que je faisais, je quittai les autres et m’assis derrière un terminal.
« Bon, écoute voir…» puis je m’interrompis, jugeant que je n’étais pas d’humeur à m’amuser à ce genre de petit jeu.
« Connexion avec G.O, S.V.P..
— G.O. connecté, répondit-il. Serais-je en communication avec Louise Baltimore ?
— Oui, et ne prends donc pas cet air choqué. J’aimerais une réponse franche.
— Fort bien. Quelle est la question ?
— Que sais-tu de Jack London Square ?
— Jack London Square est/était un quartier en bord de mer à Oakland, Californie. Ainsi baptisé en mémoire d’un écrivain célèbre. Issue d’un projet d’aménagement urbain engagé au milieu du XXe siècle, la zone était plus ou moins devenue une curiosité pour les quelques personnes visitant Oakland dans un but touristique. Veux-tu en savoir plus ?
— Non, je pense que ça me suffit. »
Je retrouvai Martin Coventry sur le balcon à l’extérieur du bâtiment de la Porte, en contemplation devant le champ d’épaves. Ou, comme nous l’appelons parfois entre escamoteurs : le triangle des Bermudes. En un autre temps, l’endroit aurait pu tenir lieu de musée. À notre époque, ce n’était qu’une décharge historique. Je le rejoignis et regardai avec lui les débris de cinq siècles d’opérations avec la Porte.
Comment feriez-vous pour escamoter un chasseur monoplace ? Ou un appareil qui, à la suite d’avarie au-dessus de l’océan, disparaît sans laisser de trace ? Ou un galion espagnol qui sombre lors d’un ouragan ? Ou une capsule spatiale qui s’engloutit dans le soleil en tuant tout son équipage ?