La meilleure façon de s’y prendre avec ce genre de catastrophe est encore de faire passer tout le véhicule par la Porte. Si c’est un chasseur à réaction, on le soumet au champ des anneaux retardateurs. L’appareil s’immobilise en douceur, on enlève le pilote – en général passablement perplexe – puis, en fonction du lieu d’écrasement, soit on catapulte l’avion, piloté par un légume, un millième de seconde après l’instant de l’escamotage, soit on l’expédie simplement à la décharge. C’est là que finit tout engin qu’on sait n’avoir jamais été retrouvé. À quoi bon le renvoyer ? Il faut une sacrée quantité d’énergie pour réexpédier un paquebot à travers la Porte. Si l’on n’a jamais retrouvé l’épave du Titanic, il y a une très bonne raison : c’est qu’elle est là devant, à rouiller.
Tout à côté de l’orgueil de la Cunard se trouve un astronef du XXVIIIe siècle.
La décharge affecte en gros la forme d’un triangle de huit kilomètres de côté et elle est bourrée jusqu’à la gueule de toutes les formes imaginables de moyen de transport terrestre, aérien, maritime ou spatial. Juste devant moi se trouvaient quatre avions à hélice qui – si ma mémoire était bonne – provenaient effectivement du triangle des Bermudes.
Ils avaient plutôt mauvaise mine. On les avait enlevés il y a une cinquantaine d’années et, comme pour tout le reste de la décharge, les substances chimiques présentes dans l’atmosphère ne leur avaient pas fait du bien. Une bonne averse dans l’Avenir Radieux qui est mon présent n’est pas une chose à prendre à la légère.
« J’étais né pour faire un historien », dit Coventry, à l’improviste. Je le regardai. Je n’aurais pas été plus abasourdie s’il m’avait dit qu’il voulait que je lui rapporte le père Noël.
« Pas possible ? fis-je, encourageante.
— Absolument. Quelle profession plus honorable, à l’aube des Derniers Âges, que celle d’historien ? »
Ou plus futile… mais je gardai cette remarque pour moi. Les historiens, si j’ai bien compris, étaient là pour transmettre le savoir et les traditions aux générations futures. En l’absence de descendants, la compilation de l’histoire m’apparaissait comme une entreprise passablement creuse. Mais il était déjà loin en avant de mes éventuelles objections. « Je sais bien que je ne suis pas né à la bonne époque pour cela », concéda-t-il en me regardant pour la première fois. « C’est quand même un brise-cœur. Quel mémorial n’avait-on pas là, quel testament à l’opiniâtreté de l’espèce humaine. Regarde-moi ça. »
Il pointait le doigt vers ce qui restait d’un drakkar viking à l’escamotage duquel j’avais contribué moins de six mois plus tôt. Le fluide épais que nous nous plaisions à appeler air y avait déjà creusé des trous béants ; dans le coin, vous aviez plutôt intérêt à construire en fromage plutôt qu’en bois.
« Tu t’imagines partir traverser l’Atlantique à la rame à bord de ce… de ce…
— Ouais, ouais, je sais ce que tu veux dire. Mais ce que tu ne sais pas, en revanche, c’est que c’était une vraie nef des fous. Toi, tu n’as pas eu à te taper un capitaine fou furieux. Lars, le Fendeur de Tête, qu’il s’appelait. À le croire, Thor l’avait appelé pour faire voile vers le Groenland. Il ne s’était pas encombré de problèmes de navigation – même si dans ce domaine il en savait plus que tu ne pourrais l’imaginer – sous prétexte d’être guidé par les dieux. Je les ai récupérés, lui et son équipage, alors qu’ils étaient pris dans une bonace dans la ceinture subtropicale, à ramer tous comme des dingues. Il ne leur restait pas deux jours de vivres. Avant peu, ils auraient commencé à manger ceux de l’équipage déjà passé du côté du Walhalla. Je ne te dis pas la puanteur qui régnait sur ce…
— Tu n’as guère l’âme romanesque, Louise…»
Je ruminai sa remarque.
« Je ne peux pas me le permettre, dis-je enfin. On a encore trop de pain sur la planche.
— C’est bien ce que je veux dire. Tu as plus d’un point commun avec ce Lars, que tu le veuilles ou non.
— J’espère au moins ne pas avoir son odeur. »
Certaines de mes meilleures reparties passent complètement au-dessus de la tête de mes interlocuteurs ; il poursuivit comme s’il ne m’avait pas entendue.
« Je n’ai jamais encore rencontré une opiniâtreté comparable à la tienne. Il n’est pas de nouvelles limites que tu ne sois prête à repousser. En fait, le mieux que tu puisses faire est de repousser la date de l’extinction finale d’un jour ou d’une semaine – mais tu pousseras quand même ! »
Il me mettait mal à l’aise. Certes, sans aucun doute, sur un point au moins il avait vu clair en moi : je n’accroche guère aux notions romantiques du genre : le Destin de l’Homme, les Dieux, ou les Braves-Types-qui-gagnent-toujours-à-la-Fin. J’ai déjà vu le destin à l’œuvre et je peux vous dire que ça schlingue.
« Quel est le consensus, là-dedans ? demanda-t-il enfin. Comment ont-ils pris mon analyse de la situation ?
— Personne n’était très ravi. Tu as dit qu’elle était sans espoir ; je suppose qu’ils sont tous d’accord avec toi. Tu représentes assez la voix de l’autorité lorsqu’il s’agit de la Porte et du flux temporel.
— Alors comme ça, personne n’a rien à suggérer ? Aucun plan d’action ?
— Comment le pourraient-ils ? Ils comptent tous sur toi pour leur montrer une issue. Tu as dit toi-même qu’il n’y en avait pas… S’ils avaient quelqu’un à qui laisser quelque chose, je suppose qu’ils seraient tous en train d’écrire leur testament. »
Il me regarda et sourit :
« Exact. Alors, quel est ton plan ? »
7. La Patrouille du temps
Il y a neuf personnes au Conseil. J’ignore pourquoi bien que le G.O. pourrait me le dire si je lui demandais puisque c’est lui qui sélectionne et choisit ses membres. Je me suis toujours plu à croire qu’il en était ainsi pour que, le jour où l’on fichera un tel bordel que l’univers se déglinguera et que toutes les époques coexisteront, on ait une équipe toute prête pour jouer la finale du championnat du pays de Cocagne.
Techniquement, ça s’appelle le Conseil des programmeurs. Il s’agit d’une fiction polie. Ils ne font pas la moindre programmation. Les ordinateurs sont depuis longtemps devenus trop complexes et trop précis pour qu’un vulgaire être humain vienne faire joujou avec leurs instructions.
Malgré tout, il reste des qualités que personne encore n’est parvenu à placer dans des banques de mémoires.
Ne me demandez pas lesquelles.
L’imagination pourrait en être une, l’empathie une autre. À moins que je ne reconnaisse à la race humaine plus de valeur qu’elle n’en mérite. Peut-être que le G.O. soutient et maintient le Conseil pour se garder lui-même à l’œil, pour s’empêcher de devenir réellement Dieu. Il y a effectivement cette éventualité. Il est possible que le G.O. ait besoin d’un élément de témérité, de parti pris, de mesquinerie et de vil égoïsme pour se resituer. Ou peut-être, comme nous autres, a-t-il simplement besoin de se marrer de temps en temps.
Quelle qu’en soit la justification, le Conseil est ce que nous avons de plus proche d’un gouvernement. Pour y entrer, il faut être une incroyable antiquité – disons dans les trente-six, trente-huit ans ; un âge bien au-delà de la moyenne.
Que ses membres soient des gnomes, cela va sans dire. La plupart ne sont guère plus qu’un cerveau et un système nerveux central. Parfois, seul subsiste l’encéphale et dans plus d’un cas, je le soupçonne même d’avoir disparu.
Il y a d’autres exigences que simplement l’âge, mais je suis toujours incapable d’imaginer lesquelles. L’intelligence est un bon critère, tout comme l’excentricité. Si vous êtes un super-génie de trente-huit ans et que vous faites chier tout le monde, vous avez d’excellentes chances de finir au Conseil.