Ils forment une drôle d’équipe. La plupart sont encore moins concernés par leur apparence physique que les gnomes. Si plusieurs ont choisi de loger leur cerveau dans un corps entièrement artificiel, le plus souvent leur apparence n’est pas plus réaliste que celle de Sherman. Ali Téhéran est comme Larry : un torse posé sur un piédestal. Marybeth Brest est une tête parlante, une tronche au bout d’un pieu, sortie d’un film d’horreur de série B. Nancy Yokohama est un cerveau dans une cuve et l’Anonyme n’est qu’un haut-parleur posé sur un bureau. Seul le G.O. sait où il est et de qui – ou de quoi – il s’agit.
Qui sait leur importance ? Je doute que même eux soient capables d’y répondre. Mais le fait est que je n’ai pas souvenance que le G.O. ait jamais passé outre une décision du Conseil. Et le projet de la Porte, l’ultime et faible espoir de l’espèce humaine, est né dans la salle du Conseil, non dans les synapses supraconductrices du G.O.
Vous comprendrez alors pourquoi j’étais un rien nerveuse de comparaître en leur auguste présence. Je savais que ça allait venir : la capsule temporelle l’avait dit. Ce que j’avais ignoré, c’est que j’aurais moi-même requis cette audience – j’avais escompté me voir convoquée. Ça ne me rendait pas pour autant plus heureuse d’être là.
J’avais souhaité que Martin Coventry m’accompagne, mais il avait refusé. À les regarder à présent, je crois que je comprenais pourquoi. Il les détestait, les détestait avec cette passion irraisonnée que je ne connaissais que trop bien. Alors que j’étais destinée à pourrir sur pied en attendant de finir installée avec les autres gnomes dans la salle des opérations, c’est ici que Martin Coventry allait échouer. Il constituait un candidat de choix pour le Conseil depuis l’âge de neuf ans. Je ne lui reproche pas de ne pas avoir envie de contempler son avenir.
Un décorateur d’Hollywood aurait adoré la salle du Conseil. Elle était futuriste à chier. Vous ne trouviez pas les murs avant de buter dedans ; c’était comme de se trouver au beau milieu d’une vaste plaine nue, toute blanche, face à ces neuf drôles de numéros assis derrière – ou sur – une table noire incurvée.
Bon, si ça pouvait les rendre heureux, ce n’était pas mes oignons.
Je supposai que Peter Phoenix était le chef puisqu’il était assis au milieu. Il avait l’air plus humain que le reste des autres réunis, quoiqu’un tantinet semblable à un Dieu de l’Ancien Testament. C’est lui qui commença les festivités.
« J’ai cru comprendre qu’il y avait un twonky et que vous proposiez un plan pour y remédier.
— Deux twonkies », dis-je en me demandant si c’était le bon pluriel.
« Et que vous pourriez être la responsable de l’un d’eux ? » Phoenix haussa un sourcil massif. Je pouvais presque entendre grincer les poulies.
« Ça se peut. Je suis prête à accepter votre jugement en cette matière et votre châtiment.
— Eh bien, rendez compte. »
Je leur fis le compte rendu de la journée désastreuse qui avait vu la mort de Pinky, de Ralph et sans doute de Lilly. Je leur contai l’épisode du pirate de l’air de la manière la plus précise possible, relatant chaque circonstance qui selon moi pouvait éclairer l’affaire. Il s’était écoulé quarante-huit heures – temps direct – depuis la mort de Pinky. J’avais passé les vingt-quatre dernières, après ma conversation avec Coventry, à lorgner dans la cuve d’un scanneur temporel, pour finir par connaître monsieur Bill Smith sans doute mieux encore que son ex-épouse ne l’avait jamais connu. C’était de cet homme que je désirais entretenir le Conseil, mais je trouvai plus judicieux d’y arriver progressivement.
Je leur résumai donc la conférence donnée par Coventry la veille, leur racontant l’histoire du premier twonky – celui pour lequel je n’avais aucune responsabilité – hormis celle, indirecte, d’avoir sous mes ordres quelqu’un qui avait fait une erreur. Je leur dis qu’on n’en avait pas retrouvé la moindre trace et que la probabilité était proche de cent pour cent que quiconque l’avait éventuellement retrouvé dans les cinq siècles suivants n’en avait fait aucun usage et n’avait vu en rien son existence modifiée par l’objet.
Nancy Yokohama opina : « Eh bien, voilà de bonnes nouvelles, pour changer. »
T’en veux d’autres, ma salope ? Je viens juste de lâcher un banc de piranhas dans l’aquarium où nage ta matière grise…
J’ai bien peur de m’être autocensurée. Il y a des limites, même à mon irrespect.
« Oui, n’est-ce pas ? » fis-je, radieuse. Et maintenant, en avant pour la réplique classique : « La mauvaise nouvelle, c’est que nous avons localisé l’autre arme. Et que ça ne va pas être de la tarte pour la récupérer. Puis-je avoir le scanneur, s’il vous plaît ? »
La cuve d’un scanneur temporel jaillit du plancher à côté de moi. En une rapide succession, nous vîmes le résultat des trente heures de balayage effectuées par près de mille opérateurs.
La première scène présentait le site de l’écrasement du DC-10. La cuve était presque noire, ponctuée simplement d’adorables petites flammes. Le plan se resserra jusqu’à ce que la majeure partie de la cuve fût occupée par un sauveteur qui marchait comme un somnambule en traînant derrière lui un grand sac en plastique. Il trébucha, ramassa quelque chose et esquissa le geste de le mettre dans son sac. L’image se figea et le plan se resserra encore pour révéler l’objet dans sa main. C’était le paralyseur de Ralph, en assez piteux état. Dans les entrailles de l’arme, une lumière rouge scintillait.
« Ceci est le premier contact humain avec le twonky. Rien de bien sérieux, comme vous pouvez le constater. L’homme n’a aucune idée de ce qu’il a entre les mains. Ses actes n’ont pas été suffisamment altérés pour induire une modification dans le déroulement du flux temporel.
« Le twonky est emporté dans cet édifice qui a été réservé à la collecte des débris non organiques générés par l’accident. »
Je les laissai étudier l’intérieur du hangar présenté par la cuve. Mine de rien, je m’essuyai les paumes sur les hanches. « Les débris non organiques générés…»
Voilà que ça me prenait. J’étais restée trop longtemps avec Martin Coventry et, pour arranger les choses, la plupart des fenêtres temporelles que nous avions eu l’occasion d’examiner pour étudier Bill Smith étaient occupées par des réunions interminables. Je me mettais donc à mon tour à baragouiner le technologos, cet obscur jargon universellement répandu, conçu par les experts pour clouer le bec aux béotiens. Il avait probablement vu le jour aux alentours de l’âge de la pierre taillée et n’avait fait que croître en densité et en impénétrabilité depuis.
Je n’y pouvais rien. Ça faisait vingt-quatre heures que j’observais des maîtres en la matière se surpasser lors des différentes réunions, auditions, et conférences de presse successives générées par l’accident.
Pourtant, j’avais intérêt à faire gaffe. Avant même de m’en rendre compte, j’allais me retrouver capable de dialoguer avec les bureaucrates et de là, il n’y avait qu’un petit pas pour dégringoler au degré zéro du langage qui, au XXe siècle, avait pour nom le Langage Judiciaire.
Je poursuivis : « On perd sa trace à partir d’ici. Nous sommes entravés par le fait que pas moins de quatre blancs distincts existent entre l’instant où se referme la Porte à l’issue de l’escamotage et la période critique – quarante-huit heures plus tard – quand la situation paradoxale devient indissoluble. Naturellement, nous ne pouvons pas savoir la raison pour laquelle la Porte a été utilisée à quatre reprises. Mais ce que nous savons, c’est qu’aucun de ces blancs n’est la résultante d’opérations effectuées préalablement à l’époque actuelle. » Ali Tehéran prit la parole : « Ergo, ils vont être créés par des excursions dans le passé non encore entreprises. »