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Et c’est avec ce genre de brillantes réflexions que le Conseil me fait peur ? Enfin bon. Je hochai la tête et poursuivis.

« Passons là-dessus pour l’instant. Quand nous localisons de nouveau le twonky, c’est uniquement en termes de probabilités. »

Cette déclaration produisit en gros la même réaction que lorsque Martin Coventry le premier l’avait énoncée ; j’allai jusqu’à entendre quelqu’un grogner – même si cette fois j’étais certaine de n’y être pour rien. Je crois que c’était l’Anonyme.

« Pour l’instant, tout semble s’articuler autour des actions de cet homme – William “Bill” Smith – quarante ans et quelques, chargé de l’enquête sur place par le Conseil national sur la sécurité des transports. »

Dans la cuve, l’image était celle d’un grand type brun, mal peigné, le regard légèrement chassieux, que j’avais fini par trop bien connaître ces dernières heures. Je le laissai flotter là pour que le Conseil puisse à loisir étudier l’homme qui était soudain devenu le pivot de l’histoire telle que nous la connaissions. Je ne pus m’empêcher d’y jeter moi-même un nouveau coup d’œil. Ce n’est pas le genre de mec à qui j’aurais confié le rôle de l’Homme de l’année.

Bizarrement, il avait un faux air de Robert Redford, mon coup de cœur hollywoodien. Si Redford avait été un bon buveur, empâté par quinze années de calme désespoir et affligé d’un rictus malencontreux et d’une paire d’yeux légèrement vagues à califourchon sur un nez qui pointait vers la gauche… Si Redford avait été un perdant et un poivrot, il aurait été Bill Smith. C’était comme si deux personnes avaient construit le même modèle en utilisant des pièces identiques, mais que l’un avait suivi la notice tandis que l’autre s’était contenté de tout emboîter de force en laissant dégouliner la colle par toutes les fissures.

Je repris.

« Les actions de Smith suivant le dernier des blancs sont cruciales. Nous avons pu établir qu’il a pénétré dans le hangar abritant les épaves des deux appareils quarante-huit heures après la catastrophe proprement dite. Lorsqu’il en émerge, il s’est décollé du flux temporel. »

Je laissai la séquence se dérouler. J’en avais marre de parler.

Nous le vîmes sortir, mais dans la cuve, ce n’était plus le modèle réduit d’être humain parfaitement bien défini qu’on y avait vu entrer : il était devenu flou sur les bords, un peu comme avec une image pas au point, un vidécran désaccordé ou plus exactement, une succession de cinq clichés superposés sur la même plaque.

« Nous avons identifié cinq lignes principales distinctes dérivant du point de départ – de cet embranchement, si vous préférez. Dans deux d’entre elles, il émerge du hangar avec l’arme – du moins, c’est ce que nous croyons : il est très difficile à distinguer. Dans l’une de ces deux lignes, l’arme ne constitue pas une force perturbatrice suffisante pour bouleverser son existence. Au bout du compte, il réintègre sa ligne de vie prédestinée. Dans la seconde, la découverte de l’arme modifie définitivement son existence, avec pour nous des conséquences que je n’ai pas besoin de détailler.

« Dans les trois autres scénarios, il ne possède pas l’arme à sa sortie. Dans deux sur trois, là encore il réintègre la voie de l’histoire. Mais là encore, dans le cinquième et dernier, il en diverge radicalement.

— Bien qu’il n’eût pas le paralyseur, intervint Peter Phoenix.

— C’est exact. Nous ignorons pourquoi.

— Quelque chose lui est arrivé là-dedans, dit Yokohama.

— Oui. Naturellement, nous avons essayé de découvrir ce que c’était, mais comme l’événement s’est produit durant une période de censure temporelle, nous n’avons guère d’espoir de jamais le savoir. » Je supposais qu’ils n’avaient pas besoin qu’on leur explique le phénomène, mais peut-être qu’à ce point de mon récit, quelques détails encore n’étaient pas superflus car je m’apprêtais à leur soumettre mon plan, lequel reposait sur les lois de la censure.

On distingue censure temporelle absolue et censure par effet de proximité. La présence de la Porte est le meilleur exemple de la première ; lorsqu’elle est en fonctionnement, lorsqu’elle est effectivement apparue à un moment donné, nous ne pouvons plus ensuite ni voir ni visiter cette époque.

L’effet de proximité est un tantinet différent. Mon récent voyage à New York en 1983 en est un bon exemple. La Porte apparaît, j’y enfourne Mary Sondergard puis elle s’évanouit. La Porte ne revient pas avant le lendemain en 1983. Ainsi donc, durant près de vingt-quatre heures, j’ai vécu dans le passé. Je suis devenue moi-même en quelque sorte une espèce de twonky. Si j’essayais à présent d’observer ces vingt-quatre heures à New York, je ne verrais que des parasites ; j’ai créé une perturbation dans le flux temporel. Un twonky inanimé fera la même chose, mais à un degré bien moindre.

On ne peut pas se rencontrer soi-même. Pour autant que je sache, il s’agit là d’une règle absolument inflexible du voyage dans le temps. Elle s’étend même jusqu’à interdire la possibilité de s’observer soi-même, voire de recueillir le témoignage indirect d’une tierce personne. C’est ainsi que Martin Coventry, observant la chambre de motel où j’avais passé la nuit n’avait vu que des parasites. Idem pour n’importe lequel de mes contemporains. Cette période nous était désormais devenue interdite.

En fait, ma présence dans cette chambre avait créé une zone de censure qui embrassait la majeure partie de la côte est. On n’avait pu encore sonder la Californie durant cette nuit, mais il eût été vain de chercher à voir ce qui se passait à Baltimore.

Pour une raison fort analogue, nous ne pouvions plus suivre Smith très précisément après qu’il se fut rendu en Californie pour commencer son enquête – et c’était là l’argument sur lequel j’allais défendre ma thèse devant le Conseil.

En sus des fenêtres de censure absolue qui nous disaient quand la Porte allait être – ou pouvait être – utilisée, on pouvait observer une quantité importante d’effets de proximité.

Cette probabilité signifiait que l’un d’entre nous avait été impliqué dans les événements du hangar. Cela signifiait, pour Coventry et moi du moins, que quelqu’un de notre époque s’apprêtait à faire un tour en 1983 avec comme résultat que la censure temporelle nous empêchait d’apprendre quoi que ce soit d’autre en vue d’organiser ce que nous avions à faire (avions fait).

Si vous ne pigez pas, prenez cinquante aspirines et rappelez-moi demain matin.

« Je pressens que vous êtes en faveur d’une mission pour réparer cette situation », dit Phoenix, anticipant ma demande.

« Effectivement. Et pour deux raisons. Si nous n’entreprenons rien, les effets cumulés de cet événement vont commencer à se propager le long du temps. Je crois avoir entendu que la vitesse d’approche de… ce qu’un de nos ingénieurs a baptisé un "séisme temporel"… est de l’ordre de deux siècles à l’heure. Si vous arrivez à voir ce qu’une telle notion peut bien signifier. Je…

— Nous sommes familiarisés avec ce concept », me morigéna Téhéran. « Lorsque le séisme temporel arrivera ici – d’où est originaire la perturbation – le réajustement du réel se produira tout au long de la ligne temporelle.