— Et nous en serons tous effacés », terminai-je à sa place. « Nous, ainsi que tous les effets de notre travail. Une centaine de milliers de rescapés réapparaîtront à bord d’avions en chute libre, sur des navires en perdition, dans des usines sur le point d’exploser, sur les champs de bataille, au fond de puits de mine. Le projet de la Porte sera terminé. Je suppose que ça n’aura guère d’importance pour nous puisque nous ne serons plus là pour le voir. Nous ne serons jamais nés.
— Il existe d’autres théories, observa l’Anonyme.
— Je ne l’ignore pas. Malgré tout, en cinq siècles d’opérations d’escamotages jamais personne n’a suggéré de s’y fier. Il y a quelques heures encore, j’ai laissé mourir une fille parce qu’on m’a tellement imprégnée de cette théorie que je dois la considérer comme un fait établi. Est-ce que vous essayez de me dire qu’on est en train d’en changer ? » Vas-y, espèce d’impossible obscénité ; raconte-moi ça et je te jure que si on se retrouve, je dénicherai bien le moyen de te faire connaître ta douleur.
« Non, dit l’Anonyme, allez-y. Vous avez mentionné une seconde raison d’entreprendre ce projet.
— Qui selon moi, intervint Téhéran, pourrait bien justement déclencher la catastrophe temporelle que nous essayons d’éviter.
— Je dois m’en remettre à votre jugement là-dessus, dis-je. Moi-même, je n’écarte pas cette éventualité. Quoi qu’il en soit, ma seconde raison a trait à la capsule temporelle que j’ai ouverte il y a deux jours et au message que j’y ai lu. »
La nouvelle provoqua quelques remous. Qui a dit que nous autres, race future hautement développée, nous n’étions pas superstitieux ? Ce message était écrit de ma main. Ça signifiait que j’allais l’écrire quand je serais un peu plus âgée et, sans doute, un peu plus sage.
Mais tout aussi cynique. Le message avait dit : « Je ne sais pas si c’est [vital], mais dis-leur quand même. » Elle aurait pu se passer (j’aurais pu me passer) d’ajouter : « Ne montre à personne ce message. » Ce genre de gag n’aurait pu marcher si quelqu’un d’autre l’avait lu.
Et donc, je leur dis : « Le message disait que cette mission était vitale pour le succès du projet. » Et je me rassis, sans insister.
Ça ne fit pas un pli : vingt minutes plus tard, j’avais l’autorisation nécessaire.
8. « Moi, moi et moi »
Il y avait quatre journées à considérer : du 10 au 13 décembre. Durant ces quatre jours, la Porte avait fait /ferait six apparitions différentes.
La première était mon entrée en scène, le 10, dans le motel de New York.
La seconde recouvrait en réalité de nombreux déplacements, soigneusement espacés, depuis l’après-midi jusqu’au soir, et au début de la nuit du 11, durant le vol des deux appareils. Chacune de ces deux périodes nous était désormais occultée. Cela n’avait guère d’importance. L’une et l’autre se situaient antérieurement à la perte du paralyseur.
Les avions se sont écrasés à 21 h 11, heure de la côte pacifique. Le premier blanc temporel après l’accident intervient entre 8 et 9 heures du matin le lendemain 12. Nous décidâmes de l’appeler fenêtre A – puisque c’était la première période durant laquelle nous savions ne pas avoir encore envoyé la Porte – ce qui signifiait que nous le ferions un jour.
La seconde fenêtre – celle qu’avec un remarquable manque d’inspiration nous avons baptisé B – se situait plus tard le même jour, de 14 à 16 heures.
La fenêtre C en était une longue. Elle débutait à 9 heures du soir le 12 et se prolongeait jusqu’à 10 heures du matin le lendemain.
Quant à la fenêtre D, c’était celle du paradoxe proprement dit. Elle coïncidait avec la visite de Smith dans le hangar au soir du 13.
Chacune de ces fenêtres avait ses avantages et ses inconvénients.
A était située suffisamment loin en amont du paradoxe pour que Smith ne pût remarquer quoi que ce soit. Nos recherches montraient qu’au moment de la fenêtre A, la majeure partie des épaves des deux avions était déjà dans le hangar. Si nous utilisions cette fenêtre, ce serait dans le but de récupérer le paralyseur parmi les débris non encore triés pour le ramener. Si nous pouvions le faire, tous, nos ennuis disparaissaient.
La B semblait la moins prometteuse. L’éventualité la plus probable, durant ce laps de temps, était l’audition des bandes de la boîte noire du 747. Je supposai que j’y retournerais si et seulement si ma première option avait échoué puisque c’était encore celle-ci qui engendrait le minimum d’interférence.
Quant à la fenêtre C…
J’étais la seule à avoir lu le message de ma capsule temporelle et déjà même à ce stade des préparatifs, je m’étais mise à la redouter. Je ne saurais vous dire pourquoi. Je savais simplement que l’idée de retourner passer une nuit à Oakland me mettait plus que mal à l’aise. Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume.
Non merci.
Coventry défendait l’option D. Son sentiment était qu’il fallait prendre le taureau par les cornes. Je me demandais s’il n’avait pas commencé à se prendre pour Lars, le Fendeur de crânes – homme d’action s’il en fut – plutôt que pour un historien. Et s’il professerait la même assurance au cas où ce serait à lui de remonter le temps pour affronter le paradoxe sur les lieux mêmes.
Là aussi, non merci.
Je votai pour A, en réitérant mon vote autant que faire se pouvait et en y mettant le maximum d’insistance, je finis par faire passer mon point de vue. Je décidai par la suite que l’effectif de l’expédition serait aussi réduit que possible : à savoir, une seule personne. Coventry dut admettre la sagesse de ce choix. Quand on se met à jouer avec le temps, on tâche de faire le moins de vagues possible.
Et quand on veut être sûr que le boulot sera bien fait, il n’y a qu’une seule personne au monde en qui on peut se fier.
Au rythme de deux siècles à l’heure, nous n’avions pas plus de huit jours pour plancher sur le problème. Ça ne faisait pas des masses de temps. D’un autre côté, c’était suffisant pour que je me sente obligée d’exploiter tous les avantages disponibles. Aussi, plutôt que de me ruer par la Porte vers le matin du 12 décembre pour aller bêtement fouiner parmi les décombres, je décidai de prendre le temps de parfaire mon éducation.
Ce furent dix heures bien employées :
Je les consacrai à subir un intensif bourrage de données dans les trois mémoires cybernétiques temporaires implantées dans mon cerveau. Le G.O. prit tout ce qu’il avait en stock concernant le XXe siècle jusqu’au début des années 80 et le déversa dans mes microprocesseurs cérébraux.
Je ne devrais pas me moquer des capacités mentales des natifs du XXe. Ils faisaient de leur mieux avec ce qu’ils avaient. En cinq cents siècles, le cerveau humain avait évolué quelque peu – je pouvais apprendre une langue par les méthodes conventionnelles en deux jours environ – mais il n’y avait eu guère de changement qualitatif. Une bonne comparaison pourrait être le temps mesuré pour courir le mile : à une époque, la barrière des quatre minutes avait semblé hors de portée. Plus tard, c’était devenu de la routine et les gens avaient visé les trois trente. Mais personne n’escomptait le réaliser en deux secondes pile.
Pourtant, parcourir le mile en une seconde ne constitue pas un problème avec l’aide d’un moteur à réaction.
De la même manière, apprendre à parler le swahili en une minute ou absorber le contenu d’une bibliothèque en l’espace d’une heure n’a rien d’un exploit pourvu qu’on dispose des capacités adéquates de stockage, traitement et recherche de données intégrées sous le crâne.