C’est là un outil puissant grâce auquel vous apprenez à parler une langue de manière idiomatique, comme un autochtone, tout en disposant d’un vaste contexte culturel pour vous exprimer.
Ces trois minuscules mémoires cristallines ingurgitaient encyclopédies, informations, films, émissions de télé, modes, spectacles, tendances et tout le baratin avec un égal bonheur. L’opération achevée, j’avais au bout des doigts les us et coutumes de tout un siècle. Je pourrais me sentir comme chez moi au milieu des années 80.
Comme tout outil, le cyber-ampli mental avait ses inconvénients. Il était plus à l’aise avec les langues et les données qu’avec la reconnaissance des formes. Je ne serais toujours pas capable, en regardant simplement une robe, de savoir, comme n’importe quel autochtone, si elle datait de 1968 ou de 1978. Je pouvais évoluer à travers le XXe siècle avec une raisonnable aisance. Que j’y reste assez longtemps et je soulèverais immanquablement quelque lièvre anachronique.
Mais que pouvait-il bien m’arriver en une heure ?
C’était une journée épouvantable. Il avait plu toute la nuit ; le seul point positif était que la pluie avait fini par cesser. Mais simultanément avait disparu la couverture nuageuse et, pis, les précipitations avaient nettoyé l’air de la plupart de ses parfums. Le ciel arborait un bleu monstrueux, orageux, extraterrestre et semblait distant d’un milliard de kilomètres. Le soleil était si brillant que je pouvais le regarder sans risquer d’endommager ma rétine. Ça suffisait déjà qu’il me baigne de ses radiations malsaines ; comment ces gens pouvaient-ils vivre avec un tel poids oppressant suspendu au-dessus de leur tête ? Et l’air était si clair et fade que je pouvais voir jusqu’à Marin County.
Les mots sont une drôle de chose. Je me rends compte que je viens de décrire ce qui était certainement pour un homme du XXe une matinée superbe. L’air vif, frais, vivifiant ; un soleil superbe et radieux ; si éclatant qu’on pouvait voir à l’infini.
Et moi j’étais là, haletante, me sentant toute nue sous ce ciel affreux.
Mon essoufflement tenait à quatre-vingts pour cent à l’anxiété. Pourtant, je me sentis considérablement soulagée après quelques inhalations du tube Vicks que j’avais pris soin d’emporter sur moi. N’importe qui d’autre l’aurait prisé qu’il aurait eu une désagréable surprise : les composés chimiques qu’il contenait pouvaient tuer les cafards et piquer l’inox.
La Porte m’avait crachée près du flanc est du gigantesque hangar d’acier qui servait à recevoir les restes des deux appareils. Du moins, telle avait été la théorie. En me dirigeant vers la façade métallique, je découvris les portes grandes ouvertes. À l’intérieur se trouvaient deux PSA 727 et une flopée de mécanos.
Je n’aimais pas du tout ça. Ça signifiait une rupture dans la ligne temporelle. En regardant autour de moi, pour me repérer, j’aperçus le bon hangar à quatre cents mètres de là. Le même écart dans l’autre direction m’aurait fait atterrir au beau milieu de la baie. Et bien sûr, il y avait encore une troisième direction. J’aurais fort bien pu me matérialiser quatre cents mètres au-dessus du terrain…
C’étaient quatre cents longs mètres. Je me sentais comme un pou sur une assiette. Rien que cette interminable étendue de béton encore humide de l’averse nocturne et ce ciel affreux, infini. On aurait pu croire qu’au bout de cinq siècles on aurait été capable de mettre au point une pilule contre l’agoraphobie.
L’une des premières choses que j’aperçus en entrant, ce fut deux femmes habillées exactement comme moi. C’était rassurant, ça me mettait sur un terrain familier. J’avais passé pas mal de temps à me mêler à d’autres femmes en uniforme. Je les étudiai pour voir ce qu’elles faisaient et cela se révéla merveilleusement prosaïque : les sauveteurs avaient travaillé toute la nuit, la plupart sans prendre le temps de s’arrêter pour grignoter un morceau. Aussi United avait-il dépêché quelques femmes pour servir le café et les beignets. Rien n’aurait pu mieux coller avec mon expérience. Escamoter un avion de ligne consiste pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent à servir du café et pour un pour cent à escamoter.
Je trouvai la table où l’on avait posé la cafetière, échangeai quelques plaisanteries avec la femme qui s’en occupait. Elle me parut parfaitement encline à me prendre pour ce que je semblais être. Je saisis un plateau, disposai dessus une douzaine de tasses en plastique, les remplis, ajoutai une poignée de ces sachets en papier contenant du sucre en poudre et de l’ersatz de crème et partis servir.
Ou du moins faire semblant de servir. Je découvris rapidement qu’une seule fille aurait pu sans mal effectuer le boulot que United confiait à trois. Ce n’était pas une surprise – depuis l’époque des cavernes, c’est devenu une règle générale qu’il faut toujours au moins trois personnes pour accomplir quoi que ce soit : une pour effectuer la tâche ; une pour superviser ; et une pour offrir de judicieux conseils. Je l’ai constaté lors de chasses au mammouth, quarante mille ans avant notre ère, et je l’ai constaté à bord de vaisseaux interstellaires. Si ce comportement universel avait changé, j’aurais eu quelques problèmes. Paraissez affairé, l’air de savoir ce que vous faites et jamais personne ne vous embêtera.
Je m’agitai donc beaucoup, l’air très efficace. Durant les vingt premières minutes, je servis une tasse de café et faillis me débarrasser d’un beignet, mais le type se ravisa au dernier moment. Pas de doute qu’après ce qu’il avait vu ce matin, il se demandait s’il remangerait jamais.
À la moindre occasion, je jetais un œil à mon bracelet-montre. C’était une Seiko à affichage numérique, ce coup-ci, et toujours pas plus authentique que les billets verts dans mon sac. Elle contenait un indicateur censé réagir aux fuites de rayonnement que nous avions détectées en provenance du paralyseur endommagé.
Des allées avaient été réservées entre les monceaux de décombres, certaines assez larges pour livrer passage à un camion ; c’était littéralement un flot continu de véhicules qui arrivait sans arrêt de Livermore et ce, tout le temps que je fus là, tandis que cinquante ou soixante manutentionnaires se consacraient exclusivement à les décharger. Deux ou trois hommes dirigeaient la répartition des débris qui s’organisait en quelques grandes catégories : cellule, moteurs, électronique, hydraulique, et ainsi de suite. Il y avait une zone pour les aménagements intérieurs, principalement des coques de sièges carbonisées.
Il y avait également quantité de cartons et de boîtes multicolores, généralement brûlés sur les coins. Je dus consulter mes mémoires cybernétiques pour savoir de quoi il s’agissait : les restes de colis de Noël. J’aperçus des vêtements neufs, la plupart encore dans leur emballage de plastique, et d’autres objets qui m’avaient tout l’air d’être des cadeaux. Il y en avait une pile qui ne pouvait être que des jouets d’enfants. Tous salement brûlés.
Il y avait un autre secteur, de loin le plus vaste, où l’on avait entassé une catégorie de débris qui étaient au mieux définis par un « ? ».
La zone semblait bien couvrir un demi-hectare et ma Seiko me disait que le paralyseur devait se trouver là-dedans.
Les débris étaient contenus dans de gros sacs-poubelles. Certains s’étaient renversés en répandant leur contenu et, dans la plupart des cas, j’aurais été bien en peine de reconnaître moi-même de quoi il s’agissait. Il était même possible qu’on y trouvât quelque fragment de passager.
À l’évidence, les équipes avaient ratissé le site en ramassant systématiquement tout ce qui ne semblait pas avoir sa place dans un honnête pré à vaches et quand ils ne savaient pas ce que c’était, ils le balançaient ici, à charge pour un autre de le trouver plus tard.