Je comptai une centaine de sacs et je n’avais pas traversé le quart du secteur.
J’essayai d’imaginer quelque raison possible pour justifier ma présence ici, à ouvrir les sacs, répandre leur contenu sur le sol en béton et fouiner dedans. Je n’en trouvai aucune. Encore maintenant, je n’en trouve pas. Si j’avais pu disposer de dix personnes et de cinq ou six heures pour effectuer mes recherches, j’aurais probablement trouvé. Ce dont je disposais, c’était de trente minutes, de moi, moi et moi seule, plus cent cinquante personnes autour pour jouer le public intéressé (« Alors, qu’est-ce qu’on cherche, mon chou ? Des souvenirs ? Des doigts avec un solitaire ? L’objet le plus important de tout l’univers ? »).
« Je me boirais bien un petit café. »
Café ? Oh ! d’accord ; j’étais ici pour servir le café, non ? Je me retournai, arborant un sourire soigneusement calculé et il était là devant moi.
Bill Smith. Le clou du spectacle.
Le temps, ça me connaît. Je ne devrais plus être choquée, depuis le temps, des tours qu’il peut jouer. Mais cet instant était fort semblable à cet autre, naguère, où la balle d’un pirate de l’air m’avait frappée à l’épaule : le temps se ralentit et cet instant devint une éternité.
Je me souviens de mon trac : j’étais une travailleuse, une active, jouant mon rôle pour la représentation la plus importante de toute ma carrière, et j’étais incapable de retrouver mon texte. J’étais un imposteur : tout le monde pouvait s’apercevoir instantanément de la supercherie ; il n’y avait pas d’échappatoire. Je n’étais qu’un monstre pitoyable caché derrière la mascarade d’une seconde peau, une monstruosité surgie d’un inimaginable futur. Et le sort du monde entier reposait sur ce seul homme, et sur ce que j’allais faire de lui – ou avec lui, et j’étais à présent censée lui parler, lui offrir une tasse de café, comme si c’était un banal mortel. En même temps, c’était très exactement ce qu’il était. Je connaissais Bill Smith : un divorce, un début d’ulcère, des problèmes de boisson, et tout le reste. J’avais lu sa biographie depuis son enfance dans l’Ohio, en passant par l’école de l’aéronavale, les transports de troupes, l’aviation commerciale, son emploi chez Boeing et son ascension progressive au Conseil sur la sécurité des transports, jusqu’à la retraite anticipée et l’accident de bateau dans lequel il trouverait la mort.
Et c’était ça le plus dur. Je savais comment cet homme allait mourir. Si je réussissais dans mon entreprise, si je pouvais ramener le cours des événements dans des limites acceptables pour le cours du temps, si je parvenais à les ramener sur la voie de la prédestination, cet homme poursuivrait son lent déclin. Il continuerait de se dévorer lui-même jusqu’à ce que sa mort lui soit une délivrance.
Pour la première fois, un de mes blaireaux se retrouvait avec un nom, une histoire. Et un sourire en coin, un peu las.
Je me détournai – je ne l’avais pas regardé plus d’une seconde – et commençai de m’éloigner.
« Eh ! Et mon café ! »
Je pressai le pas. En un rien de temps, je courais presque.
J’ai fait d’autres erreurs au cours de ma carrière avec la Porte. J’ai déjà d’autres ratages à mon actif. Mais depuis que j’étais parvenue en haut de l’échelle, les erreurs de chacun devenaient mes erreurs, en un sens. Je porterais à jamais le fardeau de la faute commise par Pinky, par exemple : elle signifiait que je ne l’avais pas entraînée assez bien.
Mais un sentiment de culpabilité particulier reste pour moi rattaché à ce jour, à ce premier voyage en arrière pour rectifier le paradoxe, parce que j’ignore encore pourquoi j’ai réagi ainsi.
Je suis sortie en courant du hangar et, toujours au pas de course, j’ai franchi les quatre cents mètres qui me séparaient du point où la Porte m’avait déposée. Et je restai planquée, là, sous cet horrible ciel, attendant que la Porte réapparaisse à l’heure dite pour la franchir.
Le mot le plus obscène qui soit dans n’importe quelle langue, c’est le mot prédestination.
Cette rencontre avait été ma seule et unique chance de trancher nettement le nœud gordien du paradoxe, juste à sa source, et cette chance, je l’avais gâchée. Est-ce que j’évoque ici la prédestination pour excuser mon échec ou suis-je effectivement manipulée comme une marionnette par un destin inexorable qui me guide au long des épreuves de quelque rituel cosmique ?
Il y a des jours où j’aurais préféré ne pas être née.
Là encore, il faut bien être d’abord né pour émettre ce genre de vœu. Et si je devais encore merdoyer aussi bien que la première fois, ce serait très exactement la situation à laquelle nous serions bientôt tous confrontés : jamais nés, n’ayant jamais vécu et n’ayant jamais eu l’occasion de goûter le succès ou l’échec. Si moche soit-elle, ma vie est à moi et je l’accepte sans réserve.
Je revins avec une détermination intacte. Nous n’avions jamais escompté de grands résultats de cette première expédition ; simplement, c’était l’approche la plus directe, celle qui eût pu totalement interrompre le paradoxe.
Désormais, il allait falloir envisager des approches plus subtiles. Désormais, il allait falloir entreprendre une guerre de positions. Notre objectif serait de confiner le paradoxe dans des limites tolérables pour l’univers – le confiner, l’encapsuler, réorienter doucement les événements vers leur cours prédéterminé et même si la ligne temporelle devait en vibrer comme une corde de guitare longue de huit milliards d’années, prier pour que son élasticité fondamentale prévale en fin de compte.
« C’est un peu comme de ré-enfourner des neutrons dans une masse critique d’uranium, dit Martin Coventry.
— Impeccable, dis-je. T’as une machine pour ça, non ? Alors, enfournons, enfournons.
— Je pense qu’il s’exprimait en termes du XXe siècle », observa Sherman.
C’est vrai. Sherman.
Je le fusillai du regard. Comme si je n’étais pas déjà servie. Maintenant, il fallait aussi que mon robot se mette à déconner.
Il m’attendait lorsque je repassai la Porte, souriant, l’air vaguement coupable. Deux mimiques difficiles à exprimer en l’absence de visage ; il s’en était donc affublé d’un pour l’occasion. Sa seule présence ici, c’était déjà pas mal. À ma connaissance, jamais il n’avait mis le pied hors de l’appartement depuis que je l’avais déballé de sa caisse. Mais alors le visage, c’était vraiment trop.
Nous étions à présent enfermés tous les trois dans une pièce jouxtant la salle des opérations, pour discuter du gâchis du premier voyage. Lawrence était présent également, par duplex, et je soupçonnais qu’un des membres du Conseil devait nous écouter via le G.O.
Tous les trois ! Ça prouve bien à quel point Sherman m’avait secouée. Auparavant, je ne l’aurais pas plus compté que je ne l’aurais fait d’une table ou d’une chaise.
« Je crois bien que Louise a raison », dit Lawrence. Je regardai son visage sur le vidécran. « On ferait mieux de ne pas s’inquiéter outre mesure. La chose à faire, c’est de passer à la phase suivante.
— J’ai bien peur qu’il n’y ait eu déjà trop de dégâts », dit Martin. Il avait l’air franchement terrorisé. Sa période homme d’action était apparemment terminée ; il était redevenu l’historien prudent – pis, un historien pragmatique, doté de cette terrifiante capacité à rédiger sa propre histoire.
« Quels dégâts ? » Il fallait que je sache. « D’accord. Je n’ai pas récupéré ce que j’étais retourné chercher. Déjà, avant mon départ, on n’avait pas estimé mes chances très élevées.