Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume…
Personne ne le savait à part moi, mais il était hors de question que je retourne par la fenêtre C. Je pris une profonde inspiration et m’apprêtai à accomplir une petite lâcheté qui était d’appuyer de tout mon poids l’option B. J’étais pratiquement certaine que Martin voterait avec moi et je pensais pouvoir faire basculer Lawrence. La seule chose dont j’étais certaine, c’est que personne n’opterait pour D. La fenêtre D était le site du paradoxe et elle était sûrement trop dangereuse à visiter.
« La troisième chose que je puis vous révéler pour l’heure, poursuivait Sherman, c’est que la prochaine visite doit intervenir à 23 heures, fuseau du Pacifique, dans la nuit du 13 décembre. Il s’agit de la fenêtre que vous avez appelée D. Et c’est Louise qui devra mener l’opération. »
9. La Fille fantôme
Témoignage de Bill Smith.
Il y avait un de ces stands à sandwiches non loin de la salle de conférences. C’est là qu’on choisit d’aller, faute de temps, faute de mieux. J’ai toujours observé ce genre d’établissement dans tous les aéroports, de LAX à Orly et je me suis toujours demandé pourquoi les gens tenaient tellement à rester debout pour manger leur hot-dog rassis. Je suppose que la réponse est évidente : ils étaient pressés. Comme nous.
Je me pris un truc qui se voulait du rosbif puis passai un bon bout de temps à déchirer puis presser ces petits sachets contenant de la moutarde, du ketchup et une espèce de sauce blanchâtre non identifiable pour tâcher de masquer le goût gluant de la viande. Tom avait pris un chili-dog qu’il dut bouffer avec des couverts en plastique.
« T’étais déjà au courant de cette histoire ? lui demandai-je.
— En partie. J’avais dans l’idée que c’était ce qu’il dirait.
— Et qu’est-ce que t’en penses ? »
Tom prit son temps pour me répondre. J’étais intéressé parce que sa spécialité, c’est la surveillance au sol et l’exploitation et qu’en outre il en connaît un bout sur l’électronique en général – domaine qui, je l’avoue, n’est pas mon fort. Il est diplômé du MIT en informatique, quand de mon côté je fais partie de la dernière génération à savoir encore à quoi ressemblait une règle à calcul. On est obligé d’en connaître un minimum en matière d’ordinateurs dans ma branche, et c’était le cas pour moi, mais je n’étais jamais arrivé à aimer ces bécanes.
« Ça pourrait se produire, finit-il par dire.
— Penses-tu que ça a été le cas ?
— Je l’ai cru, si c’est ce que tu me demandes. Nous pouvons même obtenir une corroboration par l’ordinateur. Ça demandera un certain boulot ! »
Je ruminai sa remarque. « D’accord. Supposons que ce soit vrai. À ton avis, qui doit-on pendre pour ça ?
— Hein ? C’est une devinette ?
— Pourquoi pas ?
— Merde, je ne sais pas si on peut pendre qui que ce soit. Il est encore trop tôt, tu comprends. Il se pourrait qu’on découvre en fin de compte quelque chose qui…
— Officieusement, Tom. »
Il acquiesça. « D’accord. Il se pourrait quand même qu’on ne trouve pas de responsable.
— Écoute, Tom. Si une tornade surgit brusquement dans un ciel limpide et détruit un avion, je concéderai que ce n’est la faute à personne. Si un aérolithe tombait sur un appareil, sans doute ne pourrait-on pas y faire grand-chose. Si…
— Épargne-moi ce laïus. Je l’ai déjà entendu. Et s’il s’avère que les responsables, c’est nous ? Toi et moi et le Conseil ?
— Ça a déjà été moi. Ce le sera encore. » Je ne poursuivis pas parce que je savais de quoi je parlais. Parfois nous sommes incapables de trouver ce qui a pu déconner et on ne sait jamais si ce n’est pas simplement faute d’avoir assez cherché. Ou bien encore, on trouve la cause, on la met dans le rapport, on le dit aux types censés y remédier et ils n’en font rien. On les pousse au cul pour qu’ils fassent quelque chose, mais on ne saura jamais non plus si on ne les a pas suffisamment poussés. Est-ce qu’on les a vraiment mis au pied du mur, est-ce que ça valait le coup d’y risquer sa place… et ainsi de suite. Jusqu’à présent, le cas ne s’est jamais nettement présenté d’un accident d’avion dû à une négligence de ma part, d’un truc que je n’aurais pas dû laisser faire. Mais il y a eu quantité d’accidents pour lesquels je me demande encore : et si j’avais simplement insisté un peu plus…
— Eli dit qu’il a déjà vu ça, m’interrompit Tom.
— L’a-t-il rapporté ? » Je veux dire, Eli était un ami, mais il y a des limites.
« Il dit que oui. Il ne l’a vu qu’une seule fois, mais il a entendu parler de deux ou trois autres cas semblables. C’était simplement un de ces petits pépins que personne n’a jamais pris la peine de résoudre. Tu sais, le problème général de la surcharge des ordinateurs fait oublier ce genre d’anicroche particulière. Il y en a un dossier entier à Washington.
— Tu l’as vu ?
— Ouais. Je me suis même amusé à chercher une solution, mais je ne sais pas si ça marcherait. Faute de matériel neuf.
— Ça signifie ?
— C’est un coup d’une fois sur un million : ça peut arriver lorsque deux appareils sont dans le même secteur du ciel et à la même distance de l’antenne du radar. La station au sol interroge les répondeurs de bord, ceux-ci répondent effectivement et les deux signaux atteignent le sol au même instant. Il faut que ce soit vraiment ric-rac, au millième de seconde. Et alors, parfois, dans ce cas seulement, il arrive que l’ordinateur se plante : il confond les deux signaux et n’affiche pas les bons chiffres sur l’écran. Selon le vieux principe de programmation : erreur en entrée, erreur en sortie. »
Je savais de quoi il parlait, mais je n’étais pas sûr qu’il eût raison. Contrairement à ce qu’on a pu vous raconter, les ordinateurs ne sont pas malins. Ils sont simplement rapides. On peut les programmer pour agir intelligemment, mais c’est en fait le programmeur qui est intelligent, pas la machine. Pourvu que vous lui laissiez assez de temps pour ruminer dessus, un ordinateur résoudra n’importe quel problème. Et vu que pour lui, longtemps ça représente autour d’un millionième de seconde, il donne effectivement l’illusion d’être malin.
« D’accord, dis-je. Donc les informations reçues par l’ordinateur étaient erronées, ou tout du moins susceptibles d’induire en erreur. Un ordinateur de centre de contrôle aérien ne devrait pas accepter une information manifestement erronée.
— Mais en l’occurrence, était-ce si manifeste que ça ? Et n’oublie pas qu’il était en rideau. Peut-être qu’il repartait de zéro, auquel cas le changement de position des deux appareils pouvait apparaître parfaitement raisonnable.
— Ça aurait dû être évident.
— Bon, fit Tom avec un soupir, ça aurait effectivement paru évident aux nouveaux ordinateurs et pour commencer, ils ne seraient pas tombés en panne. »
Je le dévisageai un moment et durant ce moment il continua de mâchonner son hot-dog qui semblait manifestement plus coriace que n’importe quel hot-dog digne de ce nom.
« Tu dis que les nouveaux ordinateurs auraient pu maîtriser ça ?
— Fichtre oui. Ils le font tous les jours. Ceux qu’on a installés. Merde, il y a sept ou huit ans, on avait déjà des bécanes qui ne se seraient pas foutues dans le pétrin où s’est mise celle-ci.
— On aurait dû insister plus.
— Jusqu’à quel point peux-tu insister ? »
Il évoquait une réunion qui s’était tenue six mois plus tôt. À cause d’un ordinateur en surcharge dans le secteur aérien de Boston, une situation s’était créée qui avait attiré notre attention. En l’espèce, il n’y avait pas eu de collision. Simplement, les deux appareils avaient joué au « premier qui craque est un pleutre » avant qu’un des pilotes ne tire le manche à temps. Si bien qu’une fois encore on avait reposé la question du remplacement des ordinateurs.