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— Je ne veux pas entendre de "pourrait", dis-je. Il aurait aussi pu venir quand il était censé le faire, à 11 h 30. Qu’est-ce qu’il fout là à cette heure-ci ? Pourquoi était-il déjà là avant notre arrivée ?

— Il faudra voir ça une fois rentrés.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On récupère le paralyseur ? »

Je remâchai la question. Je savais que le dommage avait été fait, mais on était quand même venus pour le reprendre et il était là devant nous, alors je le pris. Je l’ouvris et vérifiai que les batteries étaient effectivement à plat, ce qui expliquait pourquoi il n’était pas apparu sur nos détecteurs.

« On le prend. » Je regardai ma montre. « Merde. Ça fait déjà un quart d’heure qu’on est là à bavarder. La Porte revient dans cinq minutes. Tirons-nous en vitesse.

— Sûr qu’il transpire un max. »

Je braquai ma lampe sur lui. Tony avait raison. Sous peu, monsieur Smith allait baigner dans une mare. J’essayai de m’imaginer à quoi tout cela rimerait pour lui. Il nous avait tout au plus entr’aperçus, mais ça suffirait à lui flanquer une trouille bleue. Il avait surpris quelques phrases. Je ne savais plus exactement ce qu’on s’était dit de compromettant qu’il aurait pu entendre.

Mais quelle que soit la façon d’envisager la chose, on avait dû lui paraître bizarrement menaçants.

Et qu’est-ce que je pouvais y faire ? Rien. Je fis signe à mon équipe de se replier vers le coin nord-ouest du hangar.

Je commençai même à les suivre, sur une vingtaine de mètres.

Puis je me retrouvai immobilisée. Je n’avais pas souvenance de m’être arrêtée. C’était comme s’il y avait eu dans l’air quelque chose de si visqueux que j’étais devenue incapable de le traverser. Je voulus continuer, mais impossible. Je fis demi-tour et me précipitai vers lui.

Il n’avait pas bougé. Je m’agenouillai à côté de lui et me penchai jusqu’à être sûre qu’il pût me voir. Je me rappelai mon grimage noir ; il ne pouvait sûrement pas me reconnaître même après notre brève rencontre presque deux jours plus tôt.

« Smith, dis-je. Vous ne me connaissez pas. Je ne peux pas vous dire qui je suis. Mais ça va aller mieux. Vous êtes simplement paralysé. Vous avez mis le nez dans quelque chose qui…» Stop, Louise. Tu en dis trop. Mais jusqu’où ne pas trop en dire ? Et pourquoi même lui parlais-je ?

Je transpirais à présent tout autant que lui.

« Je voulais… Smith, vous mettez en danger un projet plus vaste que vous ne pouvez l’imaginer. Oubliez tout ça. »

Seigneur. Comment pouvait-il oublier ? Est-ce que j’aurais oublié, moi ? Et vous ?

« Il va se produire un paradoxe si vous ne laissez pas tomber tout ça. »

Je me sentis soudain glacée. Je savais très bien ce qu’il pensait.

« Oh ! non. Ce n’est pas nous. Vous croyez que c’est nous qui avons provoqué la collision, mais non, je vous le jure, ils allaient de toute façon…»

Merde. J’en avais déjà trop dit. Je crus voir tressaillir le coin de ses lèvres, mais c’était peut-être mon imagination. Il n’y avait que le lent soulèvement de sa poitrine et les rigoles de sueur.

Apparemment, tout ce que je touchais tournait en eau de boudin. Croyez-le ou non, jusqu’à récemment encore, j’étais considérée comme un crack.

Je l’abandonnai et rejoignis en vitesse mon équipe.

Au moment voulu, la Porte apparut et nous la franchîmes tous les quatre.

Il y eut des récriminations. Je gâchai un temps précieux à engueuler Lawrence et Martin pour la merveilleuse efficacité de leur pronostic. Je me rappelle avoir fait remarquer que je m’en serais mieux tirée avec une boule de cristal ou du marc de café, et autres amabilités du même genre. Je n’avais aucun mal à me sentir absolument dans mon droit ; je n’avais pas fait de conneries, ce coup-ci. On nous avait dit que Smith ne se pointerait pas avant 23 h 30. Je ne fis pas mention de mon bref monologue avec lui, pas plus que n’en parlèrent mes équipiers. Non qu’ils aient su ce que je lui avais dit, mais ils auraient pu difficilement manquer de noter mon demi-tour pour aller lui dire quelque chose.

Tout cela en vain, à moins qu’on ne pût considérer comme positive une sensation de rachat bien imméritée. Je savais aussi bien qu’eux que les mesures adoptées avant notre départ étaient désormais invalidées par la situation chaotique de la trame temporelle. Nous aurions tous dû réaliser qu’il ne fallait plus compter sur les scanneurs pour obtenir des renseignements fiables.

Et une fois encore, il y avait eu des changements durant ma brève absence.

Apparemment, à peine mon équipe avait-elle franchi la Porte que quantité de choses étaient soudain devenues plus claires dans les cuves des scanneurs temporels. La censure était partiellement tombée et les opérateurs pouvaient désormais discerner des séquences restées auparavant obscures. L’une des premières choses était que Smith avait pénétré dans le hangar à 22 h 30. Ils furent même capables de le voir découvrir le paralyseur, le ramasser et se mettre comme un imbécile à farfouiller dedans. Toute la suite s’était déroulée de manière fort similaire à la description de Minoru. Mais bien sûr, à ce moment, il était trop tard pour nous rappeler.

Martin était dans tous ses états, à essayer de comprendre pourquoi la censure temporelle était en train de se lever. Je ne pouvais certainement pas l’aider. Je n’ai jamais été une théoricienne. Si j’avais une opinion en la matière, c’était simplement que Dieu avait lui aussi ses coups, qu’il nous jouait ses petits tours en douce. Libre arbitre, mon œil !

L’autre grand changement, c’était Sherman : sa bouche était à présent une création beaucoup plus réaliste. Il avait également ajouté un nez à ses prouesses faciales. Il était encore loin de pouvoir passer pour un être humain même par une nuit sans lune, mais il était devenu du moins un intéressant humanoïde.

Je n’arrêtais pas d’observer sa bouche. Je finis par me convaincre qu’il n’y avait franchement aucune ressemblance. Il fallait être un zombi effrayé, obsédé, acculé et émotionnellement épuisé pour vouloir lire un sourire en coin sur ces traits de plastique.

J’étais la seule à simplement envisager la fenêtre B. Je n’avais encore révélé à personne que j’avais personnellement éliminé la D, ce qui rendait ma position difficile à défendre. Tout le monde comptait sur l’aide de Sherman. Il restait coi.

Puis on apprit que j’étais à nouveau convoquée devant le Conseil si bien que la décision fut remise. Martin et Lawrence admirent que ce retard était le bienvenu car ils désiraient tester leur équipement temporel. L’objectif était de créer un univers statistique ayant quelques traits en commun avec l’univers « réel » – quoi que ce terme pût signifier à présent. Ils savaient qu’ils ne pouvaient plus examiner le passé ni savoir avec certitude si ce qu’ils observaient était le réel ou bien une probabilité, mais ils espéraient au moins être capables d’exprimer les choses sous la forme de pourcentage. Je trouvais que ça serait chouette, surtout si c’était encore moi qu’ils comptaient expédier. Jusqu’à présent, on s’était gourrés tout au plus de quatre cents mètres dans une dimension spatiale et d’une heure sur la dimension temporelle. Martin m’avait un jour confié que pas moins de douze dimensions étaient impliquées dans la manœuvre de la Porte. Je n’avais aucune envie de me gourrer sur l’une des dix restantes.

La seconde réunion avec le Conseil était de la même eau. Je leur présentai par deux fois ma démission et je crois que la seconde, ils ont bien failli l’accepter. Je leur répétai une fois encore que cette mission était vitale pour le succès du projet, mais je soupçonnais l’argument de commencer à faire léger.