Je fus incapable de suivre la plus grande partie de la discussion. Elle était essentiellement d’ordre technique et me passait loin au-dessus de la tête. Le reste semblait lié aux problèmes politiques internes au Conseil. Il y avait au moins trois factions – à vrai dire, c’était peu pour un groupe de cette taille – et l’une d’elles ne cessait d’osciller. Au bout du compte, ils m’autorisèrent un autre voyage.
Martin avait surmonté son dégoût de la salle du Conseil et m’avait accompagné lors de cette seconde entrevue. Il dit aux conseillers que rien ne pourrait être entrepris avant au moins 10 heures. J’adressai une prière de gratitude silencieuse aux dieux s’ils existaient. Je n’avais pas eu un seul instant de repos depuis près de deux jours.
Et j’avais besoin de parler à Sherman.
11. Voici l’Homme
Sherman dit : « Appelle-moi Jésus. »
Je lui balançai ma cigarette – simplement parce que je n’avais rien de plus lourd sous la main. Le mégot ne l’atteignit même pas. Il y a un petit laser dans un coin de ma chambre, couplé à un petit radar et un petit cerveau ; il repéra le mégot, et le pulvérisa en plasma avant qu’il ait parcouru cinquante centimètres. Je sais, je sais, que va encore inventer la science moderne, mais ça bat à plate couture les bons vieux cendriers.
« Attends une minute, que je t’appelle une ambulance.
— Il y a certaines choses qu’honnêtement je ne peux pas te dire, Louise.
— Qu’est-ce que tu peux me dire, alors ? »
Il parut y réfléchir un instant.
Je lui soufflai : « Ton message t’a-t-il vraiment dit que tu ne devais en révéler à personne la teneur ?
— Oui. Avec certaines exceptions.
— Comme ?
— Comme toi. Je suis autorisé à te dire certaines choses. À certains moments.
— Pour me manipuler ?
— Oui.
Je le considérai, interdite, et il me rendit mon regard. J’admets à son crédit qu’il n’en paraissait pas plus fier.
« Il y a tellement de niveaux…, commençai-je.
— Oui.
— Enfin, que tu déclares – que tu reconnaisses devant moi – que tu peux me dire certaines choses à certains moments, dans un but de manipulation… c’est déjà de la manipulation.
— Oui.
— Ça me donne une telle impression de… de responsabilité ! Je sais que tu te sers de moi et je suis forcée de supposer que c’est pour une bonne raison, donc je devrais faire ce que tu veux que je fasse… mais comment puis-je le savoir ?
— Tu n’as qu’à te comporter naturellement. Faire ce que tu aurais fait en temps normal.
— Mais ce que tu viens de me dire altère les termes de l’équation. Maintenant que je sais que tu me guides – même de manière subtile – le simple fait d’en être consciente me pousse à agir autrement que si…» Je m’arrêtai en bafouillant. Il me considérait toujours du même regard candide.
« Je dois donc supposer que toutes ces strates de confusion font simplement partie de ton plan, quel qu’il puisse être…» Une fois encore, je tournais en rond.
« Oh, et puis va te faire foutre.
— Merveilleux », et il se frotta les mains. « Te voilà revenue à de saines dispositions. »
Je ne pus que sourire.
« Je m’en vais te faire fondre et, avec les bouts, je me fabriquerai une boîte en fer-blanc et après je donnerai des grands coups de pied dedans…
— Bien, bien, déballe tout !
— Ta mère était une vulgaire rôtissoire et ton père un distributeur automatique.
— Mon Dieu, mais c’est que ce programme du XXe fait des merveilles. Tous les petits détails vrais de la vie quotidienne au bout des lèvres. »
Je le gratifiai de quelques autres insultes en langue moderne, mais c’était en vain et le cœur n’y était plus. On ne peut pas discuter avec Sherman. Le simple fait d’essayer est déjà frustrant et c’était bien la dernière chose dont j’avais besoin. Aussi essayai-je de me purger l’esprit de toutes ces idées pour repartir de zéro.
« Bon, d’accord. Jésus, c’est toi. Vas-tu me dire ce que tu entends par là ?
— Oui. Jésus-Christ était une figure mythique primordiale au XXe siècle, le Fils de l’Être Suprême, adoré par une secte dont les principaux fétiches étaient une croix, un calice ou Graal et…
— De la couille, oui. Je sais tout ça. Leur grand thème c’était : “il est mort pour la rémission de nos péchés”. » Je pris un air encourageant : « Et alors, c’est ce que tu avais en tête ?
— Pas précisément. J’avais en tête son rôle en tant que sauveur de l’humanité. »
Je le regardai. Qu’on se souvienne qu’à ce stade, ses traits n’étaient qu’une simple esquisse, un croquis si inepte que Walt Disney avait dû s’en retourner dans sa suspension cryogénique. Certaines parties de son individu semblaient droit sorties du Magicien d’Oz. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il grinçait en marchant, mais au premier coup d’œil on voyait tout de suite qu’il était le descendant en droite ligne d’un jeu vidéo de café. Et c’était cette entité qui se présentait devant moi comme le sauveur de l’humanité.
« Tu me permettras d’en douter.
— Peut-être, mais c’est la vérité. Le message de ma capsule temporelle était tout à fait circonstancié. Il retraçait les événements de ces derniers jours avec force détails et se poursuivait en décrivant les événements des… six prochains jours. L’ayant lu, je vis aussitôt ce que je devais faire – et quand le faire – pour sauver la race humaine. Jouant avec cette idée, je fus dès lors frappé par le parallèle avec l’histoire biblique de Jésus, peut-être est-ce hubris de ma part, et je n’ai pas l’intention d’insister trop là-dessus, mais si l’on veut bien considérer que le Grand Ordinateur est Dieu, alors il n’est pas déraisonnable de me voir – moi, le seul robot à jamais avoir reçu le message d’une capsule temporelle – comme son seul et unique fils, engendré, non pas créé.
— Et c’est toi qui étais censé me psychanalyser. Est-ce que tu t’es écouté ? Tu n’es pas plus unique qu’une Ford T. Un sauveur avec un numéro de série !
— Grand Ordinateur, pour Toi toute chose est possible ; décharge-moi de ce calice et qu’il en soit fait désormais non plus selon ma volonté, mais selon Ta volonté. »
Cette fois, j’aurais voulu avoir un cendrier ; malgré tout, je me retins de lui balancer la cigarette ; elle était à moitié fumée et c’eût été pécher que de gâcher du bon tabac.
« Je n’ai pas demandé à recevoir une capsule temporelle, Louise ; pas plus que toi. Tu joues tes cartes selon ta donne. Je dois en faire de même. »
Je restai un moment à fumer en silence, faisant mon possible pour déchiffrer ce masque qui lui servait de visage. Et je jure qu’au bout d’un moment, il finit par me sembler presque humain. Je me mis à le plaindre. Si la moitié seulement de ce qu’il disait était vraie, il avait hérité d’un fardeau considérablement plus lourd que le mien. Je lui demandai :
« Peux-tu m’apporter une preuve quelconque de ce que tu avances ?
— Aisément. Bien que je ne garantisse pas de pouvoir tout prouver. Tu es trop sceptique pour ça. Mais je peux te dire le contenu de ta capsule temporelle. »
Et il me l’énonça, mot pour mot. Je le laissai aller jusqu’au bout, y compris le passage sur la gosse et cette histoire de ne pas baiser avec lui sauf si j’en avais envie.
« Est-ce que je vais…
— C’est une des choses qu’il m’est interdit de te dire.