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— Mais tu sais.

— Oui, je sais. »

Je l’observai encore. À quoi bon mentionner les dédales de probabilités, de mensonges et d’illusions entre lesquels dut naviguer mon esprit pendant que je t’étudiais ainsi car en fin de compte je me retrouvai à mon point de départ.

« Le Grand Ordinateur aurait pu te dire ce qu’il y avait dans ma capsule temporelle.

— Tu crois qu’il ferait ça ? Avec l’ordre strict du Conseil de n’en rien faire ?

— Je sais qu’il pourrait le faire, il est donc tout à fait possible qu’il l’ait fait.

— Merveilleux », dit Sherman, et il avait l’air sincèrement ravi. « Ton esprit soupçonneux te servira bien à l’avenir, tout comme il t’a déjà servi par le passé.

— Ce qui signifie que si ça ne me fait pas de bien ça ne peut pas me faire de mal ?

— Tout juste. » Il se pencha et me considéra en arborant la raisonnable approximation d’un air innocent. « Louise, je ne te demande pas d’aimer cette situation. Je ne l’aime pas moi-même.

— Toi ? Ou le Grand Ordinateur ?

— Il est parfois vain de vouloir établir une distinction. Mais j’éprouve effectivement des sentiments. Je n’ai pas à aimer ce que je dois faire et, en même temps, je sais fort bien que je n’ai pas d’autre choix.

« Des jours difficiles nous attendent. Nous nous dirigeons vers un désastre irrémédiable, totalement inévitable. Et pourtant, dans le même temps, il existe une issue. Nous ne pourrons l’atteindre tant que cette triste et désolante représentation ne sera pas achevée, mais, à la fin, je saurai mener l’humanité à la terre promise.

— L’humanité. Un chouette grand mot. J’ai bossé toute ma vie pour sauver l’humanité. » J’écrasai ma cigarette. « Mais et moi, alors ? » Je n’étais pas sûre d’avoir vraiment envie de le savoir, mais il fallait que je demande.

« Pour toi, Louise, tu connaîtras des moments difficiles. Je ne peux pas être plus précis. Mais, en définitive, il y aura un dénouement heureux.

— Pour moi ? » J’étais incrédule. Une fin heureuse. C’était bien la dernière chose à laquelle je pouvais m’attendre.

« Plus heureux que tu ne pourrais jamais l’escompter. Cela te suffit-il ? »

Pour quelqu’un comme moi, depuis toujours le cœur blindé, pessimiste dans l’âme, je suppose que c’était oui. Du moins ; je me sentais incontestablement mieux, même si pas un seul instant je ne pus m’imaginer une fin autre que douce-amère. Mais l’avantage d’être pessimiste, c’est que même ça, c’est déjà un progrès.

« D’accord, dis-je enfin. Mais tu t’emmêles avec tes allusions bibliques. Tu as dit que tu allais nous conduire vers la terre promise. Jésus n’a jamais fait une chose pareille. »

Sherman parut aussi surpris qu’un pape réputé infaillible tenant en main un ticket de tiercé perdant. Cela satisfaisait mon côté pervers ; je veux dire, peut-être que son histoire du futur n’avait pas inclus cette réplique-là.

« Appelle-moi Moïse », me répondit-il.

Ce fut donc la fenêtre B. La décision fut prise comme le sont beaucoup d’autres dans notre organisation sans formalisme : par consensus.

Il existait au XXe siècle une nation qui se faisait appeler la République populaire de Chine. C’était une dictature du prolétariat – expression symbolisant pour moi le pire de chacun des systèmes – dans laquelle les décisions étaient prises au travers des processus de critique autocritique, analyse dialectique et autres fariboles de la même eau. En théorie, la réponse qui en émergeait devait exprimer la volonté des masses. En fait, la Réponse Politiquement Correcte s’avérait toujours celle du Président, quelle que fût d’ailleurs l’identité de celui-ci.

Très tôt dans ma carrière au sein du projet, j’avais pu noter que, formalisme ou pas, les choses se réalisaient toujours d’une certaine manière. Je me mis à étudier ça. Et en faisant le rapprochement avec mes connaissances implantées concernant la République populaire au XXe siècle, je pus apprendre un certain nombre de choses sur le meilleur moyen de parvenir à un consensus : vous leur bottez le cul jusqu’à ce qu’ils se décident tous à agir dans le sens que vous désirez.

On botta donc quelques culs. Personne n’eut besoin de savoir que j’avais absolument exclu un retour vers la fenêtre C. Il se trouva simplement, une fois la poussière retombée, que la démarche évidente était de recourir à l’option B.

Je reconnais volontiers que l’absence d’objection de la part de Sherman m’y a aidée. Et je voyais bien qu’il risquait de se poser un problème pour peu que ce voyage échoue également et qu’il ne nous reste qu’une ultime solution, mais comme on dit dans le métier, demain, c’est demain.

Lundi 12 décembre, aéroport international d’Oakland.

J’y suis allée déjà ce jour-là, de huit à neuf heures du matin, mais pour moi, c’était presque avant hier. Il fallait que je garde ce détail en tête car pour Bill Smith, ça ne faisait qu’un écart de cinq heures. Il était donc susceptible de me reconnaître s’il avait la moindre mémoire des visages. Je devais le supposer car mon visage et mon corps sont on ne peut plus mémorables.

La Porte me déposa dans une pièce peu fréquentée à l’intérieur de l’aérogare. J’avais quelque peu discuté… je me demandais si réellement ils avaient recalibré la Porte aussi finement qu’ils le prétendaient. Mais au bout du compte, j’avais laissé Lawrence en faire à sa guise, après tout c’est lui l’expert. Arrivé à un certain point, il faut bien se fier à l’opinion d’un spécialiste. Je ne considérais pas ce point comme suffisamment important pour exiger dessus un « consensus ».

Il avait finalement eu raison. J’étais à quinze centimètres de l’endroit qu’il avait visé. Et la Porte était apparue en silence comme Lawrence me l’avait garanti. Je jetai un rapide coup d’œil circulaire pour m’assurer que je n’avais pas été observée et descendis le corridor en direction de la salle allouée au N.T.S.B. pour ses réunions privées.

Mon chemin me fit traverser la majeure partie du terminal, qui était bondé. Ça allait empirer dans les prochains jours. Nous étions au milieu de la période de fête dite de Noël et qui semblait prendre tout le mois de décembre. Il y avait un arbre gigantesque décoré de lumières et divers autres ornements accrochés aux façades. Noël était une période pour dépenser de l’argent, voyager, et se saouler. Il s’était agi à l’origine de célébrer la mort de Jésus-Christ, mais dans les années 1980, tout cela avait été largement oublié et s’y était substitué un nouveau totem, vêtu d’un costume rouge et portant une fausse barbe.

Tout le monde autour de moi avait une mine plutôt lugubre – en accord avec l’air du temps : les plus lugubres d’entre les lugubres s’amassaient autour d’un guichet qui vendait des assurances-vie. Il ne devait pas y avoir grand monde dans l’aérogare qui n’eût pas en tête la récente catastrophe aérienne. Bon nombre des passagers avaient décidé d’acheter une police d’assurance – qui à vrai dire n’assurait rien du tout et se résumait au bout du compte à un simple pari sur votre survie passé avec une grande compagnie : pour gagner, vous deviez mourir. Peut-être que ça m’aurait paru plus cohérent si j’avais escompté avoir une descendance.

Parvenir à la réunion ne présentait aucune difficulté : Je dus franchir plusieurs portes marquées : accès réservé au personnel autorisé, et à un moment, je dus affronter un garde du corps posté là pour écarter les journalistes et autres importuns. Mais j’étais littéralement bardée de pièces d’identité, je portais les vêtements qui convenaient et je connaissais tous les noms qu’il fallait lâcher. Nous avions soigneusement épluché l’organigramme de l’enquête et nous savions qui avait assez de poids pour se permettre d’enfreindre les règlements. Il me suffit donc de présenter vite fait ma carte d’identification et d’adresser au garde un éclatant sourire de mes dix-huit dents (à peu près) en lui annonçant que monsieur Smith m’attendait pour qu’il me laisse entrer.