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Un rien de temps plus tard, j’étais ressortie.

Ma jolie petite robe était imbibée de café, mais j’étais assez contente de moi. Laurel et Hardy n’auraient pas fait mieux ; l’un des plus beaux gadins des annales : le plateau avait atterri exactement là où j’avais visé. Personne ne réécouterait cette bande de sitôt.

Cette bonne impression ne dura pas, toutefois.

Ce putain de voyage était bien le plus dingue de tous. Les deux fois précédentes, j’avais espéré récupérer le twonky et ainsi mettre un terme au paradoxe. Cette fois, tout ce que j’avais pu tenter, c’était de créer une diversion et sans doute en pure perte. Il y avait sur cette bande des choses sur lesquelles nous préférions ne pas voir M. Smith s’interroger. Nous avions estimé que plus tard dans la journée il les entendrait, moins il serait sur ses gardes et moins il serait susceptible d’y attacher une quelconque importance.

Même pour moi, ça me semblait bigrement tiré par les cheveux. Il y avait même le risque que l’outrance de mon comportement attirât au contraire son attention sur les paroles prononcées par DeLisle.

Une fois encore, ma seule consolation était qu’on n’avait rien d’autre. L’unique possibilité restante était la fenêtre C.

Et là aussi, il y avait quelque chose que je n’aimais pas. J’avais très nettement senti ces ficelles, là-bas dans la salle. Les ficelles tirées par le ou la marionnettiste du temps, Madame la Prédestination, le Professeur Destin, Karma, le Grand Magicien noir – quel que soit le nom qu’on veuille bien lui donner. Qui ou quel qu’il fût, je me sentais manipulée entre ses mains.

Il y avait eu cet instant…

Accroupie par terre à côté de lui, tandis qu’il posait sur moi son regard perplexe…

Mais qu’est-ce que tu fous ici ? Je m’étais posée la question. Et pourquoi me regarde-t-il comme ça ?

J’étais en train de me faire avoir. Pas à tortiller. Impossible de voir le présent voyage autrement que comme une préparation à celui vers la fenêtre C. Ne baise pas avec lui à moins d’en avoir envie. Parle-lui de la gosse. Ce n’est qu’un légume.

Le marionnettiste tirait sans douceur. Et son nom était Sherman.

Je ne fus pas plus surprise de découvrir que Sherman avait changé. Je franchis la Porte et il m’attendait. Son visage ne sortait plus d’un dessin animé même s’il était loin encore d’être humain. Je m’étais plus ou moins attendue à le voir ressembler à Bill Smith – j’avais cru surprendre son fantôme dans sa première incarnation – mais non. Ce n’était qu’un androïde, mais cette fois du genre à prendre au sérieux.

Tout le monde d’ailleurs le traitait en conséquence. On s’écartait de son passage tandis qu’il me menait vers une pièce où nous pourrions discuter en privé.

« Comment ça s’est passé ? me demanda-t-il.

— Pourquoi ne me le dis-tu pas, tôt ?

— Fort bien. Tu as réussi à le distraire la première fois que les paroles de DeLisle sont apparues sur la bande. Il t’a vue de près et t’a reconnue. Ton visage est désormais irrémédiablement gravé dans son esprit. Il va toujours continuer à penser que les paroles prononcées par DeLisle à son retour dans le poste de pilotage étaient bizarres, mais qu’en fait ça n’était pas très important. Il n’aura pas de mal à écarter ce problème car désormais tout va l’y inciter. C’est Tom Stanley qui va résister le plus longtemps, mais en définitive il décidera, comme les autres, que DeLisle est simplement devenu fou.

— Je ne vais pas y aller, Sherman. »

Il poursuivit, comme si je n’avais rien dit.

« Le nouveau membre du Conseil, M. Petcher – ou plutôt Gordy, comme il préfère qu’on l’appelle –, ne sera pas en Californie dans la soirée du douze. À son plus grand déplaisir, M. Smith va devoir tenir une conférence de presse ce soir-là. Ce sera le vain exercice habituel. Smith n’a rien à leur fournir et ils vont le harceler avec leurs spéculations. Il va passer la soirée à leur dire qu’il n’a rien à dire.

— Je n’irai pas, Sherman.

— Durant cette conférence de presse, Smith va pour la première fois rencontrer, brièvement, M. Arnold Mayer, le physicien mystique, l’illuminé bien connu. Les questions de Mayer lui paraîtront idiotes, mais le visage et le nom resteront gravés dans son esprit. Ça ne ferait pas de mal qu’un autre nom, un autre visage, le marquent plus encore cette nuit-là. Nous faisons des progrès, Louise, mais nous sommes loin d’être sortis de l’auberge.

— Je n’irai pas. »

Il me dévisagea un long moment, en silence. Enfin, il mit le bout des doigts en pont, en un geste terriblement humain, posa dessus le menton et se mit à se balancer. Et, vous me croirez si vous voulez, il poussa un soupir. Et dit :

« Parle-lui de la gosse, Louise. Ce n’est qu’un légume. »

Je me levai, prête à me jeter sur lui pour le démanteler, mais je suppose que me lever aurait été une erreur. Je m’évanouis.

12. Les Productions du temps

Témoignage de Bill Smith.

Ça donnait ça :

«… morts ! Ils sont tous morts, tous sans exception ! Ils sont carbonisés, Gil, tu entends : morts, mutilés et carbonisés ; tous mort… »

Puis l’appareil percuta la montagne et Wayne DeLisle n’eut plus l’occasion de rien dire.

La soirée était bien avancée lorsque nous pûmes enfin récupérer une bande suffisamment nettoyée et filtrée pour permettre de distinguer clairement ces paroles. Quand le technicien coupa le magnéto, tout le monde resta d’abord silencieux un moment.

Je serais bien incapable, ne serait-ce que d’évoquer l’horreur qui habitait cette voix. Cela transparaissait pourtant, malgré la piètre qualité technique de l’enregistrement.

Dire que nous étions choqués serait une litote. Aucun d’entre nous n’avait jamais entendu ça sur une bande de C.V.R. La peur, la tension… certainement. Ce ne sont pas des robots, les gens qui pilotent ces avions. Ils essaient bien de dissimuler leurs émotions dans un moment pareil – je suppose que c’est un réflexe – mais elles transparaissent.

Non, ça ne rimait à rien. Même si j’ai fini par m’attendre à un comportement héroïque – ou du moins, stoïque – à l’écoute d’une bande de C.V.R., y déceler de la panique ne m’étonnerait que médiocrement. Les pilotes sont des gens comme vous et moi. Ils souffrent de problèmes mentaux, de problèmes d’estomac, de problèmes conjugaux. Ils deviennent dingues, peut-être, mais rarement à la suite d’une alerte en vol.

Ils n’en ont tout simplement pas le temps. Même les passagers ne craquent pas aussi vite. Contrairement à ce que vous avez pu voir dans les films du genre Airport, dans les premiers instants qui suivent une collision, quelques passagers vont peut-être réagir en criant et en s’agitant, mais, en général, ça se tasse très vite. Par la suite, la tendance dominante est plutôt à rester amorphe, apathique sur son siège. Ils ne savent plus quoi faire. La réponse ordinaire, à bord d’un avion, est de ne rien faire du tout. Ils deviennent dociles, malléables, prêts à faire tout ce que les hôtesses et les stewards leur diront. C’est uniquement si l’alerte se prolonge et que leur cervelle de piaf a le temps de leur souffler une initiative personnelle qu’on a dans ce cas tout intérêt à les surveiller.