Выбрать главу

— On peut dire que vous êtes directe, vous.

— Ça gagne du temps.

— Quarante-quatre.

— Bon Dieu ! Vous aviez peur que je sois trop jeune pour vous ? C’est cela qui vous a fait hésiter ?

— En partie.

— J’en ai trente-trois. Ça vous rassure ?

— Ouais. Je vous en aurais donné vingt-six. »

Ce n’était pas tout à fait vrai. La première fois que je l’avais vue, elle m’avait paru beaucoup plus jeune et plus tard, je l’avais crue un peu plus âgée. Vingt-six, ça faisait une moyenne.

« Je voudrais pouvoir effacer les deux dernières minutes et repartir à zéro avec vous.

— Je veux bien. » Elle alluma une nouvelle cigarette au mégot de la précédente. C’était la seule chose qui me déplaisait chez elle – mais on ne peut pas tout avoir.

« Vous aviez raison à mon sujet. » Ce n’était pas aussi dur à avouer que je l’aurais cru. « Je suis seul et déprimé. Ou je l’étais. Il a suffi que vous arriviez pour que je me sente tout de suite beaucoup mieux.

— Même avec du café sur les genoux ?

— Je veux dire plus tard, sur l’escalier mécanique. »

Elle se pencha et m’effleura la main.

« Je sais ce que vous voulez dire. J’ai horreur des aérogares dans les villes inconnues. On s’y sent tellement anonyme. Tous ces gens…

— Surtout à cette période de l’année.

— Je sais. Ils ont tous l’air renfrogné. Ça va tout de suite mieux, une fois passé les guichets de sortie. Les gens sont plus heureux dehors, quand ils retrouvent ceux qui sont venus les chercher. Mais je déteste travailler au terminal principal. Tout le monde est trop pressé, et il y a toujours des problèmes d’ordinateur. Les réservations qui se perdent… enfin, vous connaissez…»

Là, je sentis comme un frisson. Et si c’était après tout une journaliste ?

« Quand ils m’ont retirée du guichet pour m’envoyer au hangar, j’ai presque été soulagée, vous vous rendez compte ? Je veux dire, après avoir eu l’assurance qu’il n’y aurait plus de cadavres, là-bas. »

Je ne dis rien. Si elle voulait du récit d’horreur, c’était le moment de m’en demander.

« Mais on ne devait pas parler boutique… Hormis que j’aimerais bien savoir comment un homme de quarante-quatre ans seulement se trouve avoir un visage aussi triste…

— J’y travaille par petites touches, depuis des années. Mais je ne vais pas vous raconter ça. »

Ce fut donc très exactement notre sujet de conversation : ma vie, mes épreuves. J’essayai bien de m’arrêter, mais sans succès. Je parvins à ne pas être trop mélo, Dieu merci, et à partir d’un certain point et d’un certain nombre de verres, je suis incapable de me rappeler précisément ce que j’ai dit au juste sinon que, j’en suis sûr, ça n’avait pas trait aux détails de mon travail. Au moins nous en sommes-nous tenus à ce point de notre accord. En gros, je lui narrai les conséquences de mon boulot sur ma vie : ce qu’il était advenu de mon mariage ; mes brusques réveils avec la peur de tomber et ce rêve où je progresse dans un long tunnel sombre plein de lumières clignotantes.

L’alcool ne nous fit pas de mal ; le temps que notre dîner arrive, nous avions déjà bu chacun pas mal de verres et je me sentais plus relaxé et détendu que jamais. On éprouve une merveilleuse sensation de soulagement à parler ainsi de choses trop longtemps retenues.

Mais quand arriva le premier plat, je redescendis suffisamment sur terre pour réaliser que le mot conversation n’était en l’occurrence guère adéquat : sa part de dialogue avait essentiellement consisté à prêter une oreille complaisante et émettre une ou deux fois un commentaire de sympathie.

« Et vous donc, est-ce que votre boulot vous plaît ? »

Ma question la fit rire. Nos yeux se croisèrent et je ne lus dans les siens nul reproche. « Écoutez, je suis désolé d’avoir déballé tout ça.

— Taisez-vous et mangez. Ça ne me gêne pas d’écouter. Je vous l’ai dit, j’ai pensé que vous m’aviez l’air d’avoir besoin d’un ami.

— Vous avez dit que vous aussi. Je n’ai pas très bien joué mon rôle, jusqu’à présent.

— Vous aviez bien plus besoin de parler que moi. Je suis flattée que vous m’ayez choisie pour ça. Je dois avoir un visage honnête, ou quelque chose…

— Ou quelque chose. »

J’avais presque oublié quel effet ça faisait de se sentir à l’aise et je lui en étais reconnaissant. Alors, je lui demandai de me parler d’elle et elle m’en dit un peu plus pendant que nous mangions.

Son père avait beaucoup d’argent. Elle avait un diplôme des beaux-arts glané dans quelque université, là-bas dans l’Est. Elle ne s’était jamais imaginée devoir un jour gagner sa vie. Elle avait épousé le type qu’il fallait, mais qui s’était révélé pas si comme il faut que ça. Elle l’avait plaqué et tentait de se débrouiller seule. Elle avait fait une fausse couche.

Je devinai que sa carrière artistique avait dû être un échec. Elle avait ressenti un choc en découvrant la difficulté de gagner sa vie, mais elle ne voulait pas retourner auprès de son père. Il continuait de lui envoyer des cadeaux qu’elle n’avait pas la force de caractère de refuser – comme la voiture, dehors.

Elle me raconta toute cette histoire avec une grande aisance ; elle avait terminé avant le dessert. Chaque fois que je lui demandais un détail, elle l’avait, tout prêt. C’était fascinant, sans aucun doute ; d’autant qu’à mi-chemin de son récit, je m’aperçus que je n’en croyais pas un mot.

Et vous savez quoi ? Je m’en foutais totalement.

Dans l’intervalle, j’avais atteint un certain état qui, tout en étant loin de l’ivresse, n’en était pas moins fort agréable. Elle me suivait verre pour verre et, pour autant que je puisse en juger, demeurait parfaitement sobre.

« Vous volez ? »

Elle me regarda, surprise, puis soupçonneuse.

« Qu’entendez-vous par là ?

— Je ne sais pas. Je pensais que vous saviez piloter.

— J’ai piloté de petits avions.

— C’est ce que je pensais. »

Elle toucha à peine à son dessert. À y repenser, elle n’avait pratiquement touché à rien, bien que la cuisine fût excellente. Et elle fumait sans arrêt. Elle avait déjà liquidé un paquet et entamé un second.

Je commençai à songer au retour à l’aéroport en sa compagnie, à bord de sa bombe roulante. Et je me demandais pourquoi elle m’avait menti. Ne me demandez pas comment je savais qu’elle avait menti ; je le savais.

« Vous pouvez me ramener chez moi ?

— Je ne sais pas si quelqu’un peut le faire, Bill. Je vais toujours essayer. »

Elle le fit très bien. Peut-être s’était-elle aperçue de ma terreur à l’aller car elle ralentit considérablement l’allure.

Puis elle me déposa devant mon hôtel, comme si j’étais la copine de collège qu’on ramène devant le dortoir. Ça me faisait un peu drôle, mais je compris que je ne devais pas insister trop lourdement. D’ailleurs, j’escomptais la revoir le lendemain.

Je gagnai ma chambre, tout baigné encore d’une lumineuse tiédeur qui dura jusqu’à ce que j’aie refermé la porte derrière moi. Et puis, je me retrouvai une fois encore dans cette chambre d’hôtel étrangère, loin de chez moi, et seul. J’eus envie d’un verre, réalisai que c’était la pire chose à faire dans mon état, mais en eus envie quand même. Je composai le numéro de service à l’étage et puis, dans un rare accès de volonté, raccrochai avant qu’on réponde. J’ouvris les rideaux et contemplai les lumières. Je m’assis près de la fenêtre.

Je suis sûr que je me serais endormi dans ce fauteuil quand une vingtaine de minutes plus tard, on toqua à ma porte. Je faillis ne pas répondre ; ce devait être Tom ou l’un des enquêteurs avec encore un problème que je ne me sentais pas de taille à résoudre.