Mais je me rendis quand même à la porte et lorsque je l’ouvris, Louise était là, avec un sac en papier et deux verres, essayant de prendre un air enjoué, mais sans grand succès.
« J’ai pensé que vous aimeriez peut-être boire le coup de l’étrier…» et elle fondit en larmes.
14. Les Tueurs de temps
Témoignage de Louise Baltimore.
« Sherman, réglez-moi la Machine arrière au soir du douze décembre, mil neuf cent quatre-vingts et quelques…
— Tout de suite, monsieur Peabody », pépie Sherman.
Sherman. Mon beau salop !
Récapitulons :
Si vous vous en souvenez, quand nous avons laissé notre héroïne, elle défaillait héroïquement à la simple mention d’une fausse-couche historiquement insignifiante. Que l’accident fût advenu quelques années après la naissance du bébé ne valait guère d’être relevé ; c’est une chose qui arrive tous les jours, de nos jours. En fait, à présent, ça arrivait même à chaque fois. J’avais gardé mon bébé dix ans. Je suppose qu’on peut voir ça comme une bonne fortune.
Fortune : c’est quoi ? Un magazine. Combien coûte-t-il ? Dix cents. Mais je n’ai qu’une pièce de cinq. Toute ma fortune.
Si je continue dans ce genre pesant, je vais finir par traverser le plancher. Allusions historiques à cent sous le kilobyte – avec le concours de la braderie de données de votre secteur. Notre spécialité : les années 80.
J’avais la tête tellement bourrée de données sur cette époque qu’à la limite je ne pouvais pas me racler la gorge sans que me revienne aussitôt une rengaine publicitaire, un synopsis de film, une émission de télé ou une blague éculée.
« Sherman, je suis en train de faire la pute de boxon.
— Ne baise pas avec lui à moins d’en avoir envie, Louise.
— Je ne veux pas ! »
La Porte s’ouvrit et… je la franchis.
Je subis sans broncher les trois quarts de la conférence de presse. Elle était absolument aussi ennuyeuse que je l’avais prévu même si bien sûr on n’avait pas été en mesure de l’observer à cause de la censure temporelle exercée par ma seule présence.
Il n’y eut qu’un seul moment difficile. Vers la fin de la conférence, Mayer commença avec ses questions impossibles. Prétendument en quête de données inhabituelles. J’ignore lesquelles, mais je saurai bien les reconnaître en les voyant. Et au fait, monsieur Smith, vous n’auriez rien trouvé d’inhabituel ayant un rapport avec le temps ?
Je faillis en avaler ma cigarette.
Qu’est-ce qu’il savait, ce salop ?
Je repérai Smith dans la foule du hall de l’aérogare. Je n’eus pas grand mal à le rattraper comme il empruntait l’escalator – même si les deux personnes qui ne s’étaient pas écartées assez vite de mon passage n’apprécièrent guère mes méthodes. Tant pis. Ils étaient peut-être tous mes ancêtres, mais j’en avais jusque-là des ancêtres. J’ai passé ma vie à tenter de leur forger un avenir et regardez où ça m’a menée.
On avait travaillé dur sur ce passage, Sherman et moi.
(C’était après, bien longtemps après qu’il m’eut balancé de l’eau sur le visage, pincé l’oreille ou donné des claques – je ne sais plus – pour me faire revenir à moi. Mes souvenirs concernant cette période sont plutôt vagues et j’aimerais autant ne pas en discuter, merci. Mes souvenirs des heures ultérieures, quand avec Sherman nous avons discuté de la gosse sont aussi nets que possible et j’aime autant ne pas en discuter non plus. Je suis censée tout dire, mais il y a des limites.)
« Un début prometteur, avait observé Sherman.
— Ce qui est censé signifier ?
— C’est un terme populaire à différentes périodes de l’Hollywood du XXe siècle pour désigner les différents moyens dont le but est d’amener au premier élément de l’intrigue la plus appréciée à l’époque, à savoir celle qui débute par un-garçon-rencontre-une-fille.
— ”Il-la-perd-il-la-retrouve”… c’est ça ?
— Exact. Inutile de nous préoccuper outre mesure de la seconde partie. Il te perdra sans qu’on l’y aide, par l’ordre naturel des choses, et bien sûr, il ne risque pas de te retrouver à la fin.
— Et ma fin heureuse, alors ? Ne réponds pas. Elles ont toutes disparu à peu près à l’époque de ma naissance. Alors donne-moi plutôt un exemple de début prometteur.
— Veronica Lake, dans le rôle de la femme déçue abandonnée d’Hollywood et qui dépense son dernier dollar à payer un œuf au bacon à Joël McCrae qui s’avère être un réalisateur célèbre grimé en clochard pour mieux se documenter en vue d’un film qu’il prépare. Les Voyages de Sullivan, Preston Sturges, 1941.
— Tu as vu un paquet de films ?
— À peu près autant que toi. Bien sûr, mes capacités de stockage de données sont plus vastes et j’y accède bien plus rapidement.
— Tu avais déjà ça en tête quand tu m’as dit de lui renverser le café sur les genoux.
— Oui. Il te connaît, à présent. Nous devons lui fournir l’occasion de mieux te connaître.
— Alors, quelle est ton idée ? »
Sherman me l’a dit et voilà pourquoi je me retrouvais sur cet escalier mécanique de l’aérogare d’Oakland.
Je fourrai la main dans mon sac à peu près au moment où Smith m’aperçut. Je lui souris, pressai un bouton dissimulé et l’escalator s’immobilisa.
« On n’arrête pas de se rentrer dedans, non ? »
Je n’avais pas compté avec une telle timidité de sa part. Il fallut littéralement que je lui arrache une invitation à dîner. Je commençais à me demander si ma seconde peau était réellement à la hauteur de sa réputation.
Maintenant que j’y repense, je suppose que je m’étais attendue à le voir connaître son texte aussi bien que moi. Je devais tout bêtement croire qu’il sentait lui aussi le marionnettiste lui tirer les ficelles. Mais pourquoi l’aurait-il senti ? Après tout, c’était moi qui jouais ici le rôle du marionnettiste et rien ne lui permettait de s’en douter. J’étais la seule à avoir lu le script – ou du moins le conducteur – de la soirée à venir.
Puisqu’il n’avait pas suggéré de conduire, je supposai qu’il n’avait pas de voiture. Je le guidai donc vers le parc de stationnement où nous avions préparé un plan de rechange. C’est là que je faillis avoir des problèmes.
Je crois l’avoir dit, le bourrage de crâne électronique me gave de données, mais n’est pas d’un grand secours pour ce qui est de la reconnaissance des formes. Il y avait un million de véhicules parqués là et je ne savais pas grand-chose d’aucune de ces automobiles. Oh, je connaissais les marques, mais à part ça, il fallait que j’y aille au jugé pour sélectionner « mon » automobile.
En toute logique, j’estimai que je devais m’en choisir une petite, en accord avec mon statut socio-économique présumé, mais parfois la logique n’est d’aucun secours. Comment pouvais-je savoir que ce ne sont pas toujours les grosses voitures qui coûtent le plus cher – ni les plus petites le moins ?
Celle que je repérai était basse et me semblait inconfortable. À peine l’avais-je indiquée que je sus mon erreur. Smith me regarda d’un drôle d’œil. Bon, il était trop tard pour changer d’avis. Je mis la main dans mon sac et toutes les serrures se débloquèrent avant qu’il ne soit trop près pour s’en apercevoir. Puis je pénétrai à l’intérieur de l’habitacle et passai en revue les commandes. Rien de bien sorcier bien qu’à mon avis un radar n’eût pas été de trop. J’insérai une clé dans le dispositif de contact. Elle sélectionna la combinaison adéquate, lança le moteur et je démarrai.