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C’était encore plus facile que je ne l’aurais cru. Le véhicule était beaucoup plus rapide que les autres sur la route. Je mis à profit sa réserve de puissance pour m’intercaler entre les voitures plus lentes, maintenant le compte-tours aussi près que possible de la zone rouge. Je suivis les panneaux indiquant Jack London Square.

Je n’aurais pas dû révéler que je parlais français. Le temps de m’apercevoir que ça ne collait pas avec mon personnage, j’avais déjà parlé au garçon de restaurant.

La nourriture était plutôt dégueulasse. Je suis sûre que tous les autres l’appréciaient, mais pour moi, c’était insipide et fadasse, du carton bouilli. Notre régime alimentaire exige quantité de composés chimiques totalement différents de ceux consommés par les vingtièmes – y compris un tas de produits qui tueraient très certainement Bill Smith ou du moins le rendraient très malade. Je n’étais pas venue sans munitions. J’avais sur moi quelques capsules qui contenaient tous les poisons que peut réclamer n’importe quelle créature du quatre-vingt-dix-neuvième siècle qui se respecte.

Je passai la soirée à les glisser discrètement dans ma boisson. Elles avaient l’avantage complémentaire de neutraliser l’éthanol. Je picorai dans mon assiette ; c’étaient les doubles scotches qui me sustentaient.

Il me raconta un tas de choses que je savais déjà ; après tout, Bill Smith était devenu l’individu le plus scrupuleusement étudié de tout le XXe siècle. On l’avait examiné de sa naissance (par césarienne) à sa mort.

J’étais entrée au XXe siècle avec une bonne dose de mépris pour M. Smith. À voir sa vie de l’extérieur, on était bien obligé de se demander pourquoi un type muni de tant d’atouts avait su en tirer si peu. Je l’avais catalogué comme un pleurnicheur en passe de devenir un poivrot. Il avait une situation de responsabilité et il était parti pour la perdre. Son mariage avait été un échec.

Il vivait dans une époque qui, de mon point de vue, était aussi proche du paradis sur Terre qu’elle devait jamais l’être pour l’humanité, et dans une nation qui possédait plus de richesse – quelle que soit la façon de la mesurer – que jamais aucune autre nation dans l’histoire. Vu depuis notre perspective temporelle, ce ne devait plus être ensuite qu’une longue descente, jusqu’à ce que l’humanité eût atteint son nadir : ce bon vieux temps du lointain avenir qui était mon présent.

Il n’était que naturel que je me surprenne à songer : Mais de quoi bordel a-t-il à se plaindre ?

Et pourtant, le XXe siècle n’était partout que plaintes et lamentations. Ils se lamentaient sur la détérioration des rapports humains. Ils se lamentaient sur le coût de la vie. Ils avaient toute une armada de termes pour décrire les maux dont ils étaient affligés : des mots comme angst, spleen, ennui, malaise. Ils prenaient des pilules pour soigner un truc appelé dépression. Ils suivaient des cours pour apprendre à se sentir bien dans leur peau. Près d’un sur quatre de leurs enfants disparaissait par avortement. Ils croyaient franchement avoir des problèmes.

Et dans le même temps, ils s’échinaient comme des bêtes à détruire le monde. Ils devaient fabriquer – en tout – trois cents gigatonnes d’armes nucléaires tout en prétendant qu’ils n’en feraient jamais usage. Mettre en branle les processus qui devaient au bout du compte tuer toutes les espèces animales à l’exception de la leur, de quelques insectes et d’un million de microbes à mutations accélérées, en ne laissant à leurs descendants – dont moi-même – que le seul choix catastrophique de disparaître dans l’oubli. Ils étaient en train d’accomplir des choses qui me changeraient à tel point que je ne serais même plus capable de respirer leur air ou de manger si peu que ce soit leur nourriture.

On s’étonnera après ça qu’ils aient inventé l’angoisse existentielle.

Pourtant, c’est une chose de survoler de loin la vie d’un homme et une autre de l’entendre vous la raconter. J’avais été préparée à ce récit, j’avais escompté faire de mon mieux pour garder le sourire de bout en bout.

Mais dès qu’il eut commencé de parler, je sentis tout basculer. Le pauvre gars, aurais-je dû penser. Et je me surpris à le penser.

Il ne gémit pas. Il ne se plaignit même pas vraiment. Il aurait été tellement plus simple d’éprouver envers lui un sain mépris. Mais ce qu’il me dit était la simple vérité : il était seul. Il ne savait pas quoi faire contre ça. Il avait cru pouvoir s’abîmer dans son travail, mais ça ne marchait plus. Il savait que c’était idiot, mais il était incapable de comprendre pourquoi plus rien apparemment n’avait de sens pour lui. En guise d’automédication, il avait cru possible un traitement à l’éthanol. Apparemment, c’était efficace une partie du temps, mais les résultats étaient loin d’être définitifs. Il était conscient – sans bien savoir comment il le savait – d’avoir cherché à atteindre quelque chose, de l’avoir raté et d’être désormais sur la pente descendante. Et ça ne s’améliorerait pas.

Si bien que j’hésitais entre la compassion pour lui et une envie de le choper par le col et de lui flanquer des baffes jusqu’à ce qu’il ait repris ses esprits. Je suppose que si j’étais née au XXe siècle, j’aurais été assistante sociale. J’étais apparemment incapable de traiter un blaireau en tant que personne sans me mettre dans tous mes états. J’étais incapable de ne pas mettre les pieds dans le plat.

Merde, c’est tellement plus facile d’assommer ces connards et de leur faire passer la Porte à coups de pompe dans le cul. Les pleurs et les grincements de dents se passent alors hors de ma vue.

Le bonhomme savait tenir l’alcool. Il devait penser sans doute la même chose de moi.

Il le tenait si bien que le temps qu’on nous serve, il s’aperçut qu’il m’avait débité toute l’histoire de sa vie en un monologue ininterrompu et il eut la grâce de s’en sentir coupable : aussi me demanda-t-il de lui servir la mienne.

Oh ! ce n’est pas que je n’avais pas prévu le coup ! Sherman et moi, on m’avait concocté une biographie. Simplement, je n’avais pas envie de la raconter. J’en avais marre de mentir. Mais je la lui racontai quand même et je crus même avoir fait du bon boulot : il acquiesçait aux endroits qu’il fallait, posait des questions d’un air bienveillant et pas le moins du monde inquisiteur.

Tout baignait, j’étais très contente de moi quand je me rendis compte qu’il ne croyait pas un mot de ce que je disais.

Il y avait un drôle d’air dans ses yeux. C’était peut-être simplement l’alcool. C’est ce que je me dis, mais sans trop y croire.

Non, il devait penser qu’il y avait une chose que je voulais lui cacher ; en quoi il avait parfaitement raison.

Je le déposai à son hôtel, m’éloignai de quelques pâtés de maisons puis me garai et restai là, prise de tremblements.

Quand j’eus cessé de trembler, je consultai ma montre. Il était un peu après minuit. Je savais ce qu’il me restait à faire. J’avais avec Sherman élaboré cette approche et je pensais qu’elle marcherait. Simplement, je n’arrivais pas à me résoudre à y aller.

Ce n’était pas que j’avais peur de coucher avec lui. Sherman et moi, on en avait discuté et je me sentais beaucoup plus à l’aise question sexe. Pourquoi craindrait-on d’avoir un bébé quand on n’a plus que quelques jours à vivre ? Et ça ne me gênait pas non plus particulièrement de coucher avec un homme au nom de la sauvegarde du Projet. La liste était longue des choses peu ragoûtantes que j’avais dû accomplir pour sauver le Projet, et baiser avec quelqu’un qui ne me plaisait pas était loin d’être la pire.