Выбрать главу

Ce n’était même pas qu’il ne me plaisait pas. Le boulot, c’était le boulot et comme tout bon soldat, je n’avais pas à me défiler… mais tout cela mis à part, c’est qu’il me plaisait bien, ce type. Et d’ailleurs, la capsule temporelle était demeurée souple sur la question : je n’avais pas à le faire, à moins d’en avoir envie.

Ce n’est qu’un légume.

Il y avait un marchand de liqueurs non loin de l’endroit où j’étais garée. Je sortis de voiture et allai, à pied, acheter une bouteille de scotch.

Je revenais lorsque quelqu’un sortit de l’obscurité d’un porche et m’emboîta le pas. Je me retournai. C’était un homme à la peau sombre, un nègre peut-être, bien qu’à mes yeux les diverses ethnies soient aussi difficiles à distinguer que les modes. Il braqua sur moi un pistolet.

« File-moi ton fric, la greluche !

— T’es un braqueur, ou un violeur ? » Puis, sans attendre sa réponse, je m’emparai de son arme, le projetai au sol et l’immobilisai, un pied posé sur le cou. Comme il essayait de se dégager, je lui envoyai mon pied dans la figure puis le bloquai de nouveau. Il émit un gargouillis. Je relâchai ma pression.

« Je crois bien que tu m’as cassé le poignet.

— Non, dis-je. C’est soit le cubitus, soit le radius. T’aurais intérêt à faire remettre ça par un toubib. » J’examinai son bras nu. « T’es un junkie, n’est-ce pas ? »

Il ne répondit pas.

Bon, on ne peut pas toujours se choisir ses ancêtres, mais c’en était un lui aussi et je ne pouvais donc pas le tuer. D’autant que j’avais peut-être déjà pas mal chamboulé le cours du temps… mais je m’en fichais bien.

C’était un sentiment de soulagement. J’allais faire ce que je voulais – si je pouvais seulement découvrir ce que c’était.

Je sortis les balles de son arme et la lui rendis. Puis je pris mon portefeuille et lui tendis un paquet d’argent américain – vingt mille dollars moins les 15 dollars 86 que m’avait coûté la bouteille de whisky.

« Amuse-toi bien », lui dis-je.

Le libre arbitre, ça me faisait tout drôle. Si c’était bien ça.

Je laissai mes mains me conduire. Elles me ramenèrent devant l’hôtel de Bill et garèrent toutes seules la voiture.

Mes pieds semblaient avoir eu la même idée même s’ils s’acquittaient de leur tâche de manière moins efficace. Dans le couloir devant la chambre de Bill, je trébuchai sur un plateau avec deux verres à cocktail. Je le pris et mes pieds me menèrent jusque devant la porte où ils s’arrêtèrent. J’étais sur le point de gratter contre le panneau, me souvins que j’étais dans un autre temps, un autre lieu, et frappai du poing à la place.

Toc, toc.

Ki-ké-là ?

La bonne fortune.

La fortune, c’est quoi ?

Donne-moi ta main, monsieur Smith, Louise te dit tout.

15. Intérêt composé

Témoignage de Bill Smith.

Je n’avais pas fumé une cigarette depuis neuf ans. Mais quand elle se leva pour gagner la salle de bains, je pris le paquet qu’elle avait laissé sur la table de nuit et en allumai une. C’étaient des Virginia Slims. Je me mis à tousser à la seconde bouffée et comme dès la quatrième je me sentais dans les vapes, je l’écrasai.

Quelle nuit.

Un coup d’œil au réveil : une heure du matin. Elle allait se transformer en citrouille à dix. C’était une des nombreuses choses qu’elle avait dites et ça n’avait guère plus de sens que le reste.

J’écoutai l’eau couler derrière la porte fermée. Au bruit, elle devait se prendre une douche.

Tout ce que je savais avec certitude, c’est qu’elle avait eu une fille et que la gosse était morte. Le reste ne tenait pas debout.

« Je peux te raconter quelque chose ? » avait-elle dit une fois qu’elle fut parvenue à cesser de pleurer. Nous étions assis sur le bord de mon lit et je l’avais prise dans mes bras. Un beau brin de fille, mais je n’avais pas l’esprit à la bagatelle.

« Bien sûr, tout ce que tu voudras. »

Elle m’avertit : « C’est une longue histoire.

— Tu m’étonnes. »

Elle rit. Un rire tremblant qui menaçait de devenir tout autre chose, mais elle sut se maîtriser.

« Là d’où je viens, tout le monde meurt », commença-t-elle.

Dingue.

Et je vous jure, ce n’était qu’un début.

Témoignage de Louise Baltimore.

« Nous ne baptisons nos bébés qu’après leur seconde naissance.

— Pourquoi ça ?

— Ce n’est pas évident ? » Je me demandai encore une fois quelle proportion de mon récit il croyait ; un pour cent peut-être. Et pourtant, si je devais lui raconter cette histoire-là, je ne pouvais pas la transcrire en termes anodins de 1980.

« Nous ne leur donnons pas de nom car ils ont moins d’une chance sur cent de vivre jusqu’à leur second anniversaire. Après ça, on peut prendre le risque : peut-être qu’ils passeront le cap.

— Qu’est-ce qu’elle avait, cette gosse ?

— Rien. Apparemment, du moins. J’avais douze ans, tu comprends, je venais d’avoir mes premières règles et j’étais, semblait-il, féconde. La génalyse n’avait révélé aucun problème majeur. »

Je le regardai. Il est des fois où la simple vérité n’arrive pas à passer.

« J’ai un problème de fécondité. Les médecins m’avaient dit que je ne pourrais pas avoir d’enfant. Et voilà que je tombe enceinte malgré tout.

— À douze ans ?

— Laisse tomber ça. Je suis saoule, d’accord ? On m’a fait, c’est comment, déjà, le terme… une amniocentèse. Tout le monde pensait que si j’étais effectivement enceinte, le gosse serait… mongolien.

— On dit trisomique, aujourd’hui.

— Bon, bon. J’avais oublié le jargon local. Bon, voilà le bébé qui naît : superbe ; la plus mignonne, la plus jolie des petites filles ; le plus parfait de tous les bébés nés depuis un siècle. »

Je buvais directement au goulot. Plus de pilules, plus rien. Il semblait qu’en fin de compte l’éthanol n’était pas un si mauvais remède au désespoir.

« Elle était toute ma vie. Elle était tout ce que j’avais jamais désiré. Oh, ils ont bien essayé de me l’enlever, de la placer dans un hôpital où ils pourraient garder l’œil sur elle en permanence.

« Et puis, intelligente ! Cette gosse était un génie. Elle savait marcher à six mois, parler à neuf. Elle était la terre, la lune, les étoiles.

— C’était comment son nom, t’as dit ? »

Je le regardai. Bon, d’accord, il n’en avait donc même pas cru un pour cent.

Et d’abord, qu’est-ce qui l’y obligeait ? Et moi, donc ?

Je me remis à pleurer.

Témoignage de Bill Smith.

La fille était encore plus dérangée que je l’avais imaginé. Je fis de mon mieux pour reconstituer le puzzle, un peu comme pour mes enquêtes sur les accidents d’avion.

Le bébé souffrait d’une espèce de maladie congénitale. Je ne suis pas un expert dans ce genre de problème, mais une ou deux choses me vinrent tout de suite à l’esprit. Par exemple : la mère avait la syphilis ou elle était héroïnomane durant sa grossesse. À quoi, sinon, attribuer un tel sentiment de culpabilité ? Pourquoi, sinon, raconter son histoire avec d’aussi délirantes métaphores ?