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« C’est au sujet du contenu des estomacs », me dit-il tout de go. « Je suppose que vous savez que le pourcentage d’identification des victimes risque d’être peu élevé.

— Je suis allé à la morgue, docteur. J’ai vu les grands sacs.

— Oui ; bon. Avec le 747, nous avons pu examiner soixante-treize fragments de corps pourvus d’un estomac. J’ai là sous les yeux un menu de ce vol avec, au choix : crêpe au poulet, entrecôte Bercy et assiette diététique, pour la classe touriste. Je n’ai pas encore vu le menu des premières. »

Je déglutis péniblement. J’avais le goût de mon steak dans la bouche. Bon, je veux bien être endurci, mais vraiment, les toubibs sont incroyables.

« Où voulez-vous en venir, docteur ?

— Ils ont tous pris du poulet. »

J’en restai baba un moment.

« Plutôt improbable, non ? » Il attendait toujours une réaction de ma part.

La colère me vint soudain. Je n’avais rien contre lui personnellement, mais pourquoi diantre cette affaire ne voulait-elle pas suivre un cours normal, raisonnable ?

« Improbable, concédai-je. Pas impossible.

— C’est tirer un peu sur la corde de la probabilité. J’ai encore une centaine d’estomacs à examiner et jusqu’à présent…

— Et le prochain pourrait vous offrir de l’entrecôte.

— Ou de l’assiette diététique…» termina-t-il avec obligeance.

Puis je compris :

« Ils ont dû s’emmêler les pinceaux à New York. Ils ont embarqué trop de portions de poulet et personne ne s’en est aperçu avant le décollage. Si bien que tous ceux qui avaient un peu faim ont pris le plat de poulet ; pour peu qu’ils aient atterri, la PanAm aurait entendu quelque chose.

— Et les premières ? »

Et merde pour les premières. « Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’il y a toujours une explication raisonnable. » Je déglutis de nouveau, me demandant ce que je pouvais bien savoir. « Je vais demander à quelqu’un de vérifier auprès de l’intendance de la PanAm, à New York. Ils tireront ça au clair. »

Et je lui raccrochai au nez.

Puis je restai là, à réfléchir à tout ça, en sachant que j’allais avoir besoin au dessert d’un Alka-Seltzer. J’avais apparemment une prédisposition à enterrer les problèmes pour prétendre ensuite faire comme s’ils n’étaient pas là. Le fait est que c’étaient de sacrés putains de problèmes : soixante-treize estomacs remplis de poulet aérien. Des montres en avance de quarante-cinq minutes. Des montres qui marchaient à l’envers quand je les regardais et qui repartaient à l’endroit dès que j’avais le dos tourné. Une mystificatrice aux beaux yeux, habillée en employée de compagnie aérienne.

Plus une voix et une bande : Ils sont tous morts. Morts et carbonisés.

C’est à peu près à ce moment que se pointa C. Gordon Petcher. Je le rabattis sur mes différents responsables de groupes pour qu’ils le mettent au parfum. Pour l’heure, il ne m’était d’aucune utilité. Le salop était indisponible quand le reste d’entre nous pataugeait dans la vase et la gadoue ; et maintenant, il était là pour s’attribuer tout le crédit de nos découvertes. Il pouvait au moins se charger des conférences de presse.

Nous en eûmes d’ailleurs une autre, légèrement plus informative, après la réunion du soir. Gordy voulait donner aux médias quelque chose à se mettre sous la dent, aussi Tom, Eli et moi, nous établîmes une brève liste des points dont nous étions sûrs – non sans avertir Gordy de les faire systématiquement précéder de mentions telles que : « Certains indices donnent à penser que…» ou « Nous cherchons actuellement à savoir si…» ou « La possibilité est apparue que…»

Pour ça, il savait s’y prendre, le salop. Je le lui concède bien volontiers. Il était bien meilleur que moi. Il s’y entendait pour répondre à côté, éviter le risque de diffamation et biaiser. La seule chose qui me chagrinait chez lui était sa tendance à chercher les gros titres, mais, cette fois, il sut s’en abstenir. Les journalistes semblèrent satisfaits de ce qu’ils avaient eu et peu à peu, la salle commença de se vider.

Bientôt, je restai seul dans le vaste salon de conférence de presse. Marrant comme une telle pièce peut paraître vide.

Elle n’avait pas vraiment dit où on devait se retrouver.

À l’hôtel, selon moi. Elle serait à l’hôtel où elle y laisserait un message.

Il n’y avait pas de message à la réception.

Je montai chez moi. La femme de chambre avait ramassé les effets de Louise et les avait rangés dans la penderie. J’étais soulagé d’avoir ses vêtements. Sans eux, j’aurais commencé à me demander si elle avait vraiment existé.

J’avais eu une heure de sommeil cette nuit et à peu près quatre heures la nuit d’avant. J’avais dormi deux heures en tout dans l’avion vers la Californie. Je me sentais sale comme pas un, et je n’avais pas la moindre envie de dormir. Je fis un moment les cent pas dans ma chambre puis descendis au bar, mais ça me déprima. Je pris ma voiture et retournai à l’aéroport, puis sur le terrain, jusque devant les vastes portes du hangar qui contenait les débris des deux Jumbo.

Il y avait une porte de taille normale sur le côté. Elle était munie d’une fenêtre grillagée. Je tapai au panneau, puis collai le visage contre la vitre pour regarder à l’intérieur.

« Eh, qu’est-ce que vous faites ici ? »

Le gardien était à l’extérieur et se dirigeait vers moi. Je me retournai lentement – je n’avais pas envie de le rendre nerveux, comme ça, en pleine obscurité. C’était sans doute un flic à la retraite. Il avait sur l’épaule l’insigne d’une quelconque société de gardiennage et sur la hanche un P 38.

Je sortis ma carte d’identité et la lui montrai. Il l’examina, me scruta le visage, puis se détendit.

« Je vous ai vu à la télé, l’autre soir.

— Comment se fait-il que vous soyez ici ? »

Haussement d’épaules.

« La compagnie me paie pour surveiller ce hangar. D’habitude, c’est des vrais avions qu’ils mettent là-dedans, vous savez. Ils veulent pas d’embrouilles. Marrant, ce soir j’ai même un collègue pour me tenir compagnie. Il est de l’autre côté, à l’autre porte. Incroyable, non ?

— Comment ça ? »

Il jeta un œil par le carreau.

« Je veux dire qu’il reste pas grand-chose à piquer.

— Non, effectivement, je suppose.

— C’est vraiment affreux, non ?

— Ouais, c’est affreux. » Je pointai le doigt sur le gros cadenas. « Vous avez la clé de ça ?

— Pour sûr. Voulez entrer ?

— Ouais. Vous pouvez appeler votre employeur si vous voulez, mais je peux déjà vous dire ce qu’il répondra : laissez-le faire ce qu’il veut. Tant que je n’ai pas rédigé mon rapport, ces avions sont à moi. »

Il me jaugea du regard puis acquiesça.

« Je suppose que vous avez raison. Quoique… je me demande bien ce que vous pourriez en faire. »

Il déverrouilla la porte, me laissa entrer puis la referma derrière moi en me disant de frapper à nouveau quand je voudrais sortir.

Je déambulai un moment sans la moindre idée de ce que je cherchais. Tout ce que j’avais, c’était le souvenir de cette première fois où je l’avais vue : ici, dans cette espèce de grange immense, et elle était en train d’y chercher quelque chose.

Je m’arrêtai près de l’arbre énorme d’une turbine General Electric. Toutes ses pales avaient été brisées net, mais la chaleur de l’incendie ne l’avait pas touchée. En comparaison des températures pour lesquelles cet arbre de transmission avait été conçu, l’écrasement et l’incendie n’étaient rien du tout.