Ils étaient maintenus en animation suspendue, à quelques degrés au-dessus de zéro. Leur cœur battait à peine. Ils flottaient dans une solution bleutée de fluorocarbone et si vous en aviez mis un à côté d’un légume, vous auriez eu bien du mal à faire la différence. Elle était essentielle, pourtant : eux avaient un esprit, des souvenirs et une vie passée.
Bon Dieu, j’imaginai d’ici le carnaval si on les avait, une fois ranimés, tous déposés sur une planète vierge.
Leurs dates de naissance s’échelonnaient de 3000 avant le Christ à 3000 après. Il y avait des soldats et des civils, des bébés et des octogénaires, des riches et des pauvres, des noirs, des blancs, des bruns, des jaunes et des verts pâles. Nous avions des nazis, des huguenots, des Boers, des Apaches, des méthodistes, des hindous, des animistes et des athées. Il y avait des voleurs minables et des auteurs de tueries, des saints et des génies et des artistes et des maquereaux et des docteurs et des chamanes et des sorcières. Il y avait des Juifs de Dachau et des Chinois de Tang-Chen et des Bengali du Bengla-Desh. Des mineurs d’Arménie et de Silésie et de Virginie occidentale. Des astronautes d’Alpha du Centaure. Nous avions Ambrose Bierce et Amelia Earhart.
Les nuits d’insomnie, je me demandais toujours le genre de société qu’ils formeraient une fois débarqués sur la Nouvelle Terre.
Partant des conserveries, un monorail menait au spatioport, à peine visible dans le lointain. Dressées là-bas se trouvaient une douzaine de navettes, plus guère utilisées à présent… et la Nef.
La Nef était presque achevée. Deux ou trois ans encore, et on y serait arrivé.
Sherman attendait sans trahir le moindre signe d’impatience. Il n’était pas assis dans la posture du lotus, mais il arrivait à ressembler au Bouddha. Je le considérai en me demandant s’il voulait que je sonne des clochettes, que j’allume de l’encens ou quoi… Mais je toussais méchamment depuis mon retour du XXe radieux et toutes affaires cessantes, je fonçai droit vers le revitaliseur. Je m’assis pesamment. Dès que je me fus branché la prise ombilicale, la machine commença ses prélèvements.
Je demandai : « Quels sont les ordres ?
— Ne le prends pas ainsi, Louise. Je n’ai pas demandé à le faire.
— Moi encore moins. Mais on prend ce qu’on a, pas vrai ?
— Il le faut bien.
— Dorénavant, je te considérerai comme l’Œil tout-puissant. Je vais supposer que tu sais tout sur toute chose. Et supposer que tu connais mes pensées avant même que je les pense. Et tu sais quoi ?
— Tu t’en fous totalement. »
Je haussai les épaules. « D’accord, quand tu parles à un prophète infaillible, tu n’as jamais l’occasion de prononcer tes meilleures répliques. Ça doit être mortel, non, de savoir à l’avance exactement ce qui va arriver.
— Mortel n’est peut-être pas le terme adéquat. »
Je réfléchis à sa réponse et parvins à en rire.
« Je suppose. Tu sais que j’ai démissionné ?
— Je sais. Et que tu as enfreint la sécurité en avouant à Bill qui et ce que tu étais réellement, du mieux que tu as pu, mais qu’il ne t’a pas crue.
— Pourquoi tenais-tu à ce que je lui dise que je le reverrais le soir même ? J’étais déjà retournée dans le hangar. Je ne pouvais pas revenir dans sa chambre d’hôtel.
— Je voulais garantir qu’il se trouverait bien dans le hangar pour t’y rencontrer, comme nous avions déjà pu le constater. »
Celle-là me cloua le bec un moment. La réponse était évidente, mais je ne la croyais pas parce que tout mon entraînement me forçait à considérer la situation sous un angle bien particulier. Puis je vis.
« Tu poussais au paradoxe.
— Correct.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?
— L’aurais-tu fait ? »
J’étais incapable de répondre. Sans doute pas.
« Le Conseil n’aurait pas autorisé la mission, non plus, poursuivit-il, si je leur avais dit que son but était d’assurer que Smith et toi alliez effectivement vous rencontrer. Ta rencontre avec lui, voilà la cause première qui a fait que la situation paradoxale nous a échappé.
— Alors à quoi bon ? Pourquoi suis-je revenue ? »
Il réunit en pont le bout des doigts et demeura un long moment silencieux. À cet instant, il avait l’air étonnamment humain.
« Au sein du Projet de la Porte, nous sommes tous prisonniers d’une certaine perspective », commença-t-il enfin. « Nous voyons ce moment-ci comme le présent, entre guillemets. Quand nous remontons le temps, nous y pensons comme à un voyage dans le passé et le retour comme à un retour au présent. Mais lorsque nous arrivons dans le passé, c’est vraiment le présent. C’est le présent de ceux qui y vivent. Pour eux, nous sommes venus du futur.
— C’est plutôt élémentaire.
— Certes, mais je parle de perspective. Dirigeant la Porte comme nous le faisons, nous ne sommes pas accoutumés à la perspective de Bill Smith. Nous ne sommes pas habitués à cette idée de l’existence d’un futur qui soit le présent de quelqu’un d’autre. »
Je me redressai.
« Bien sûr que si. J’ai reçu un message du futur pas plus tard que tout à l’heure. Me disant de te faire confiance.
— Je sais. Mais de qui était-il ?
— De moi, tu le sais. Du moins…
— D’une version future de toi-même. Mais tu ne l’as pas encore écrit.
— Si tu vas par là, je n’ai pas encore non plus rédigé le premier. Et je ne suis pas sûre de le faire.
— Tu n’as pas besoin. Regarde ça. » Il me tendit deux plaques métalliques. Je savais ce qu’elles devaient être, mais les regardai quand même. Je les jetai par terre.
« Falsifier une écriture n’a rien de difficile, Louise. Le G.O. a confectionné ces plaques sans grand effort. Elles seront réexpédiées d’ici quelques heures. »
Je soupirai. « D’accord, tu m’as fait aller et venir, je l’admets. Mais tu ne m’as toujours pas dit pourquoi un paradoxe était préférable à un autre.
— Il y a plusieurs raisons. Dans un paradoxe, celui que tu aurais provoqué en ne retournant pas la nuit avec Bill Smith, tu aurais disparu à l’instant même où tu aurais raté l’heure de ton retour par la porte. Parce que, vu du côté du futur, tu l’avais déjà franchie, cette Porte. C’était devenu partie intégrante de la structure des événements – au même titre que la perte du paralyseur.
— Mais cette perte n’en faisait pas partie. C’est bien là tout le problème.
— Justement si. Je suis en train de t’expliquer que le paradoxe est intégré dans la structure du temps. Que les événements que nous observons depuis tant et tant d’années représentent l’illusion et que la nouvelle réalité qui est en train de dévaler la ligne temporelle est la vraie réalité. Et nous n’en faisons pas partie. »
Il me flanquait la migraine. La théorie du temps n’a jamais été mon fort. Je m’accrochai à ce terme de théorie : « J’avais cru justement que tout cela n’était que des théories. Qu’on ne savait pas réellement ce qui se passait dans un paradoxe.
— Ce n’étaient que des théories. Mais j’ai reçu de nouvelles informations auxquelles j’ai tout lieu de me fier. » Il ouvrit les mains. « Nous sommes handicapés ici par le langage. D’abord, nous n’avons pas de définition pratique de la “réalité”. Je crois que ce qui s’en approcherait le plus serait de dire que chaque série de possibles engendre sa propre réalité. Il y a celle que nous avons examinée, dans laquelle Smith n’a jamais retrouvé le paralyseur et elle est liée avec celle où il n’aurait pas pu le trouver tout simplement parce qu’il n’a jamais été perdu.