« Docteur Mayer, je ne…
— Vous pourriez vous demander comment elle distingue ce qui est excès de ce qui n’en est pas », poursuivit-il en se dirigeant vers la porte. Je l’entendis laisser tomber les débris quelque part – il avait haussé le ton pour que je l’entende. « Ce n’est pas une tâche facile, mais je crois l’avoir bien éduquée. Elle n’ira pas déranger une expérience en cours. Elle s’en tient aux reliefs de nourriture et aux taches de café. » Il était de retour, continuant désespérément de fureter et d’inspecter les lieux.
« Docteur Mayer, ne vous gênez pas pour moi. Je sais à quoi peut ressembler un laboratoire.
— Vous ne me croirez peut-être pas, mais je sais exactement où tout se trouve.
— Je n’en ai jamais douté. »
Il me lorgna, pour la première fois depuis son retour dans la pièce, et parut quelque peu se détendre. Dieu sait que la dernière chose à laquelle je me sois attendu, c’était bien de devoir, moi, le rassurer.
« Appelez-moi Arnold, je vous en prie. Je ne suis pas pour qu’on me donne du “docteur“. »
Il parvint au bout du compte à m’installer dans un confortable fauteuil de cuir rouge, face à son bureau, un verre de Glenlivet pur malt posé sur la table à côté de moi.
Je levai mon verre et bus du bout des lèvres ; il me paraissait sage d’y aller mollo.
« Vous ne vous mouchez pas du pied », dis-je en indiquant la bouteille de whisky.
Il haussa les épaules : « Quelques brevets lucratifs ; des investissements judicieux : de quoi permettre à un vieil imbécile de donner libre cours à ses folles théories.
« Votre domaine en physique, c’est la recherche fondamentale ou appliquée ? »
Il rit, me regarda de biais puis se carra sur sa chaise. J’avais la nette impression qu’il se foutait de moi ; il savait que j’étais venu pour lui raconter une histoire et que je n’arrivais pas à me décider à la sortir.
« Un peu des deux, ces derniers temps. J’ai toujours été un bricoleur, mais j’ai assis ma réputation grâce à la physique pure, les mathématiques. Un “physicien”, de nos jours, c’est en général plus un ingénieur qu’un scientifique au sens où je l’entends. Et alors que je n’ai jamais eu peur de me salir les mains, je me suis lassé des applications militaires. Ça ne m’intéresse aucunement de construire un laser plus puissant ou une bombe à fusion plus petite. Si vous n’aviez pas déjà suffisamment de problèmes, j’estimerais de mon devoir de vous avertir de m’éviter. Je suis considéré comme un homme très peu sûr par les services de sécurité. Être vu en ma présence suffit à vous faire virer de n’importe quel poste gouvernemental.
— Ça n’est plus mon problème.
— Certes. Quoi qu’il en soit… ils voulaient me faire travailler sur un nouvel accélérateur de particules encore plus puissant. J’ai refusé. Je pensais sans cesse à Newton, à Roentgen…, des hommes comme ça. Des hommes dont la réflexion était à l’origine des accélérateurs de particules d’un gigawatt.
— Vous n’estimez pas que ces accélérateurs sont des outils de recherche valables ?
— Tout au contraire. Je suis à l’affût du moindre résultat. Il se pourrait fort bien que la percée théorique que j’attends provienne de Batavia, ou de Stanford. Mais je ne le pense pas vraiment. Je crois qu’elle viendra de l’endroit le plus inattendu, comme tant d’autres découvertes. Quelque chose d’aussi simple que Wilhelm Roentgen exposant par accident une plaque photographique et découvrant ainsi les rayons X.
— Alors, que cherchez-vous au juste ? Quel est votre domaine de recherche privilégié ?
— La nature du temps », puis il se pencha en avant. « Et maintenant que vous avez pu juger de mon sérieux, je pense que c’est à votre tour. »
Je pris une nouvelle gorgée de whisky et commençai mon récit.
Cela prit le plus clair de la matinée. Je lui fis un compte rendu fort détaillé – beaucoup plus que je n’avais pu ou voulu le faire devant le Conseil.
Il posa peu de questions, mais prit quantité de notes. Quelques minutes après le début de mon récit, il me demanda s’il pouvait m’enregistrer. Je lui dis que je m’en fichais. Comme il ne toucha à rien, je supposai qu’il n’avait pas attendu mon autorisation.
À l’heure du déjeuner, il me conduisit dans la cuisine. Je parlai, pendant qu’il préparait une salade et des sandwiches froids. On mangea ; je parlais toujours.
Enfin, j’en eus terminé. Je regardai mon verre de whisky et vis qu’il était encore à moitié plein. Je dois dire que je n’en fus pas peu fier.
Pour être honnête, je m’étais attendu à un accueil sans critique. Le peu que je savais de Mayer, je l’avais appris des quelques commentaires que Roger Keane et Kevin Briley avaient fait à la suite de la conférence de presse et qui le cataloguaient en gros comme « le toqué de service » qu’on voyait se pointer lors de toutes les catastrophes aériennes ou autres désastres, sur tout le territoire de la Californie et la plus grande partie de l’Ouest. Je m’étais donc attendu à être reçu d’une oreille sympathique, aussi prête à avaler mes « preuves » qu’un étudiant en astrologie les petites cuillers d’Uri Geller.
Et que fit Mayer à votre avis ?
Il me cuisina sans répit deux heures durant. Le salop pouvait postuler à la fonction de procureur général de Californie, il aurait ma voix.
Il m’attaqua de front, de dos, de côté. Il me fit croquer le paralyseur que Louise m’avait pris. Il éplucha tout ce qui paraissait contradictoire et n’ayons pas peur des mots, ça recouvrait la majeure partie de cette improbable histoire. Il voulut voir des preuves matérielles. Je les avais apportées et les déposai devant lui. Les vêtements de Louise, le verre qu’elle avait tenu, une photo des empreintes digitales relevées dessus, dix agrandissements pleins de grain de son visage pris sous divers angles, des photocopies des rapports d’autopsie, une montre que j’avais pu dérober et qui retardait toujours des mêmes quarante-cinq minutes car j’avais pris soin de la remonter régulièrement, un inhalateur Vicks et un paquet vide de pastilles rafraîchissantes.
Il renifla l’inhalateur et fronça le nez. L’odeur était ténue, mais elle restait putride. Il tâta l’étoffe de la jupe de Louise, frotta ses sous-vêtements abandonnés du bout d’une gomme à crayon.
« On pourrait effectuer quelques tests sur ce tissu », dit-il enfin. « Quoique je doute qu’il nous révèle quoi que ce soit. Dites-moi, Bill, verriez-vous une objection à répéter toute cette histoire sous hypnose ? »
Je ris. « Je ferais n’importe quoi, Arnold, mais je doute que ça vous avance. J’ai déjà essayé : je suis réfractaire à l’hypnose. »
« À trois, vous vous réveillerez, totalement reposé. Un, deux, trois. »
Je me relevai. Je me sentais en hyper-forme. Naturellement, ça ne les avait guère avancés, j’avais simplement répété mon histoire comme la fois précédente…
Putain de merde.
« Vous l’avez fait », dis-je, abasourdi. « Vous m’avez eu. »
Je m’adressais à l’une des deux autres personnes dans le bureau, le docteur Leggio qu’Arnold avait appelé après mon accord pour la séance d’hypnose. C’était un médecin.
« Je me souviens de tout », dis-je encore un peu ahuri. « J’ai vraiment marché à fond…»
Leggio rit : « C’est la seule manière pour que ça marche, monsieur Smith. Vous êtes un bon sujet. Votre mémoire est excellente. »
Je regardai Mayer.
« Et j’ai bien raconté strictement la même chose, n’est-ce pas ? »