Êtes-vous de ceux qui croient qu’un homme qui se noie voit défiler devant ses yeux toute sa vie ? Personnellement, je n’y ai jamais cru. Je n’y crois toujours pas. J’ai discuté avec trop de gens qui pensaient être sur le point de mourir et qui avaient finalement survécu ; et s’ils gardaient le souvenir de quelques images fragmentaires, s’ils avaient traversé certaines expériences qu’on pourrait qualifier de religieuses, jamais ils n’avaient constaté cette séquence de souvenirs, jamais réellement revécu quoi que ce soit.
Et néanmoins, je ressentis quelque chose de fort semblable à cet instant. Ça ne prit pas plus d’une seconde. C’est en toute lucidité que je revis où j’avais été, où j’étais à présent, et ce que je pouvais attendre du futur.
Puis je me levai et alors que Mayer finissait de déclarer : Alors, je vous dirai ce que je sais, je lançai : « Je veux venir, moi aussi. »
Louise ne sembla pas surprise. Je la soupçonnais d’être impossible à surprendre, à ce moment-là ; je supposais qu’elle avait vu tout ce qui allait se produire cette nuit, et qu’elle ne suivait cette conversation que pour des raisons pour moi insondables. J’avais raison – plus rien ne pouvait la surprendre – mais j’avais également tort, comme je le découvris plus tard ; elle ignorait ce qui allait se passer. Elle le prouva en tournant vers Sherman un regard désemparé.
« Qu’est-ce que je fais, à présent ? » lui demanda-t-elle.
Je crois que Mayer fut aussi surpris que moi. Voilà soudain que tout basculait et je me demande si l’un de nous savait réellement qui menait le jeu.
À moins que ce ne fût Sherman. Vous ne savez pas ce qu’indéchiffrable veut dire tant que vous n’aurez pas essayé de deviner les pensées d’un robot. Mayer semblait partager le même sentiment. En tout cas, quand il reprit son argumentation, il la destina à Sherman, pas à Louise.
« Quelle différence cela fait-il ? » dit-il avec une nuance implorante dans la voix. « Vous avez trois possibilités : vous repartez avec les entrailles de ce paralyseur en me laissant ici. Vous repartez sans le paralyseur en me laissant ici. Ou vous repartez en m’emmenant avec vous, je vous dis où se trouvent les entrailles du paralyseur, vous revenez les récupérer…
— Nous ignorons si nous pouvons le faire », lui rappela Sherman. « Il se peut qu’on n’ait pas assez de temps pour un autre voyage.
— C’est votre problème, dit Mayer. Je veux que vous me disiez ce qui arrivera. Quels sont les résultats de mes actions ?
— Dans l’immédiat ? Aucun. Nous partirons et vous et monsieur Smith retournerez vivre votre vie. Elle aura certes été perturbée, mais vous n’en remarquerez jamais rien. La vie continuera de se dérouler comme si de rien n’était ; pour aucun de vous le réel ne sera modifié. Et puis un jour, l’un et l’autre, vous mourrez. »
C’est drôle comme un simple mot peut réveiller une notion qu’on avait peut-être saisie intellectuellement, mais pas encore ressentie dans ses tripes. Louise et Sherman venaient d’un temps où j’étais devenu poussière depuis mille ans.
« En conséquence des changements introduits dans vos existences par les choses que vous avez vues et entendues depuis en gros un mois, vous agirez chacun de manière fort différente de ce que vous auriez fait dans ce que nous nous plaisons à qualifier l’“ordre préétabli" des choses. Ces changements affecteront la vie d’autres individus. Les effets s’en étendront au fil des ans et des siècles. Il est probable, quasiment certain, que ces événements annihileront notre machine à explorer le temps. Et bien entendu, Louise, moi-même et tous nos contemporains, mais ce n’est pas là l’important.
« L’important pour vous, docteur, c’est que si Louise n’a pas existé, alors elle n’est jamais retournée en 1955. Elle n’a jamais embarqué sur cet appareil – prenant, ajouterai-je, un risque considérable pour sa vie – et n’a jamais sauvé votre fille. Ce qui signifierait que votre fille est bien morte dans le désert de l’Arizona. »
Mayer hocha la tête.
« Et pourtant, vous venez à l’instant de dire que vous l’aviez, vivante, en ce moment même.
— “Ce moment même” est un concept… fuyant, en la circonstance.
— J’entends bien. Mais vous ne m’avez pas dit quelle différence cela ferait. Si le paradoxe est déjà là, comment mes révélations concernant le paralyseur pourraient-elles y changer quoi que ce soit ? Et en revanche, en quoi ma disparition de la présente époque pourrait-elle faire empirer les choses ? Il y a tout le temps des gens qui disparaissent.
— Oui, seulement nous savons pourquoi : c’est parce que nous les avons escamotés. Et nous savons…» Sherman marqua un arrêt et parut se raviser. « Fort bien. Je vais être franc. Nous ignorons ce qui serait le pire, de vous emmener ou de vous laisser ici.
— C’est ce que je pensais. Et cela me conforte dans ma décision. Voyez-vous… si vous voulez tout savoir, je ne crois pas vraiment que vous ayez ma fille. Je ne le croirai pas tant que je ne l’aurai pas vue. Et l’ayant vue, je ne me crois pas capable de la perdre encore. »
Sherman le considéra longuement.
« L’univers, pour autant que je sache, docteur Mayer, est totalement indifférent à ce que vous pouvez croire ou ne pas croire.
— Je le sais aussi. J’ai passé ma vie à accepter les réponses que j’ai découvertes dans l’univers. Jusqu’à ce que je me mette à enquêter et me poser réellement la question de la nature du temps. Et là, quelque chose a changé. Je ne crois pas… je ne crois pas qu’il n’y ait rien derrière tout ça. Peut-être est-ce une façon de dire que je crois en Dieu.
— Et il est dans votre camp, c’est ça ? »
Mayer parut décontenancé.
« Je m’exprime mal, je…
— Non. Excusez-moi, fit Sherman. C’est bizarre, moi aussi. » Son regard passa de Mayer à Louise, à moi. Entre-temps, j’avais fini par me considérer comme une potiche sans grande importance, uniquement là pour applaudir au signal.
« Croyez-vous en Dieu, monsieur Smith ?
— Je ne sais pas. Je ne crois pas que la réalité soit aussi fragile que vous voulez bien le dire. Et j’ai toujours envie de vous suivre. »
Il regarda Louise, qui hochait désespérément la tête.
« Très bien, dit. Sherman. On rentre tous. »
20. Le Pays de la peur
Témoignage de Louise Baltimore.
Fais tout ce que te dira Sherman, avait dit le message de la capsule temporelle. La capsule temporelle que Sherman reconnaissait avoir combinée avec l’aide du Grand Ordinateur.
Mais quel choix avait-il ? Je devais faire comme si j’y comprenais quelque chose et j’avais cessé d’avoir cette impression à peu près… eh bien, à peu près au moment où j’avais brisé le cou de cette malheureuse drone. Voilà bien la plus grande faveur que j’aie faite à quelqu’un depuis longtemps, avais-je pensé alors.
Sherman dit que nous devions retourner pour interrompre la rencontre entre Smith et Mayer. Et qu’il fallait leur faire tout un putain de cinéma.
Eh bien, on aurait pu en remontrer à P. T. Barnum.
La Porte provoque souvent quantité de phénomènes bizarres, localement, quand elle débouche dans le passé. Il existe trois douzaines de dispositifs destinés à annuler ces effets quand on a envie d’arriver, mettons, au beau milieu de la salle de lecture d’une bibliothèque. Sherman avait demandé à Lawrence de tous les déconnecter, avec pour résultat que si nous avions prévu de débarquer à Times Square le soir du nouvel an, on aurait été les plus bruyants du patelin. Et pour faire bonne mesure, on leur avait rajouté un bon paquet d’effets spéciaux, histoire de les rendre nerveux.