— Dois-je comprendre, demanda Néron avec une impatience mal dissimulée, que tu doutes de mon sens de la justice et que tu mets en cause mon honneur, Marcus Manilianus ?
— J’en ai assez d’avaler la boue que charrient les égouts de Rome, poursuivit mon père. J’étouffe ! Aujourd’hui j’atteste que j’ai vu de mes propres yeux ce qui est advenu en Galilée et à Jérusalem, sous le proconsulat de Ponce Pilate, quand Jésus de Nazareth a été crucifié, lui qui n’était pas seulement appelé christ mais qui était vraiment le Christ et le fils de Dieu, car j’ai vu aussi de mes propres yeux que sa tombe était vide et qu’il était ressuscité d’entre les morts au troisième jour, en dépit de tous les mensonges des Juifs.
De nombreuses voix s’élevaient pour déclarer mon père fou, mais les plus curieux exigèrent qu’il poursuivît. En fait, la plupart des sénateurs éprouvaient du ressentiment contre Néron, et contre le pouvoir impérial en général. N’oublie jamais cela, ô Julius, mon fils.
Alors mon père fut autorisé à parler encore.
— Dans le secret de mon cœur, et dans toute mon humaine faiblesse, je l’ai reconnu depuis longtemps comme le Christ, bien que dans ma propre vie, je n’aie pas su conserver son message. Mais je crois qu’il me pardonnera mes péchés et peut-être m’accordera-t-il une petite place dans son royaume, quoi que soit ce royaume, là-dessus je n’ai pas les idées très claires. Je pense que c’est un royaume de lumière, de paix et de charité, ici ou là, ou ailleurs. Mais ce royaume n’a aucune réalité politique. Les chrétiens n’ont donc aucun dessein politique, ils placent dans une vie à l’imitation du Christ et dans le Christ lui-même la seule liberté à laquelle puisse aspirer un être humain. Il y a beaucoup de chemins et je n’ai pas voulu démêler leurs différences, mais je crois qu’ils conduisent tous à la fin au royaume. Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de mon âme pécheresse !
Les consuls l’interrompirent alors, car il s’éloignait du sujet et commençait à philosopher.
— Je ne veux pas fatiguer votre patience avec des balivernes, dit Néron à son tour. Marcus Manilianus a dit ce qu’il a dit. Pour ma part, j’ai toujours considéré que mon père, le divin Claude avait été pris de folie quand il avait fait tuer Messaline et exécuter tant de patriciens qu’il avait dû attribuer les sièges libres du sénat à des personnages inattendus. Les propos que vient de prononcer Marcus Manilianus prouvent qu’il n’est pas digne de la bande pourpre et des sandales rouges. Manifestement son esprit est dérangé. Comment il a pu perdre l’esprit, c’est ce que je ne saurais dire mais je suggère que par égard pour sa tête chenue, nous nous contentions de l’écarter de notre assemblée et de l’envoyer dans quelque localité éloignée où il pourra retrouver la santé mentale. Là-dessus, nous sommes, je suppose, unanimes, et il n’est pas besoin de voter.
Mais quelques sénateurs virent là l’occasion de contrarier Néron à bon compte, puisque ce ne serait pas eux qui subiraient les conséquences de sa colère. Ils invitèrent donc Marcus à continuer, s’il avait encore quelque chose à dire.
— Bien entendu, dit Paetus Thrasea avec une innocence feinte, nous sommes tous d’accord que Marcus Mezentius a perdu l’esprit. Mais la folie divine transforme parfois les hommes en devins. Peut-être ses aïeux étrusques lui ont-ils transmis le don de voyance. S’il ne croit pas que les chrétiens ont allumé l’incendie de Rome, si vraisemblable que cela nous paraisse après ce que nous venons d’entendre, alors, il consentira peut-être à nous dire qui étaient les vrais incendiaires ?
— Plaisante tant qu’il te plaira, Paetus Thrasea ! lança mon père, courroucé. Mais ta fin aussi est proche. Il n’est nul besoin de posséder le pouvoir de divination pour voir que je n’accuse personne de l’incendie de Rome, que je n’accuse pas même Néron, alors qu’un grand nombre d’entre vous aimeraient qu’une telle accusation fût portée publiquement, à haute voix et non plus à voix basse. Mais je ne connais pas Néron. Je crois seulement et je vous affirme que tous les chrétiens sont innocents de l’incendie de Rome. Eux, je les connais.
Néron secoua tristement la tête et leva la main.
— J’ai exposé tout à fait clairement que je n’accusais pas la totalité des chrétiens d’être les incendiaires de Rome. Je les ai condamnés en tant qu’ennemis publics, en m’appuyant sur des preuves suffisantes. Si Marcus Manilianus tient à se déclarer ennemi public, alors l’affaire devient trop grave pour que le dérangement mental soit invoqué à sa décharge.
Mais Néron se trompait complètement s’il croyait effrayer ainsi mon père et lui imposer silence. C’était un homme têtu, en dépit de son naturel bonhomme et calme.
— Une nuit, reprit-il, près d’un lac de Galilée, j’ai rencontré un pêcheur qui avait été flagellé. J’ai des raisons de penser qu’il s’agissait de Jésus de Nazareth. Il m’a promis que je mourrais pour la gloire de son nom. Je ne l’ai pas compris alors et j’ai cru qu’il me prédisait quelque malheur. Mais aujourd’hui, tout s’éclaire et je le remercie de cette prophétie heureuse. Pour la plus grande gloire de Jésus-Christ fils de Dieu, je désire annoncer qu’il faut me compter au nombre des chrétiens, que j’ai pris part à leur baptême et à leurs saintes agapes, et que je communie avec eux en esprit. Je dois subir le même châtiment qu’eux. En outre, je désire vous dire, mes honorés pères de la cité, au cas où vous l’ignoreriez encore, que Néron lui-même est le pire ennemi de l’humanité. Et vous tous êtes des ennemis de l’humanité et vous le demeurerez, aussi longtemps que vous supporterez sa folle tyrannie.
Néron murmura quelques mots aux consuls qui déclarèrent aussitôt la réunion secrète, pour que Rome ne fût pas exposée à la honte de voir proclamer qu’un sénateur avait avoué sa haine de l’humanité en se faisant le porte-parole d’une hideuse superstition. Mon père avait choisi son sort. Estimant inutile de procéder à un vote, le consul annonça que le sénat avait décidé de retirer à Marcus Mezentius Manilianus sa toge prétexte et ses chaussures rouges.
Sous les yeux de tous les sénateurs, deux membres de l’assemblée désignés par les consuls lui retirèrent toge et tunique, délacèrent ses chaussures et brisèrent son siège d’ivoire. Après que tout cela se fut déroulé dans un silence de mort, le sénateur Pudens Publicolus se leva soudain pour déclarer d’une voix tremblante qu’il était lui aussi chrétien.
Mais ses vénérables amis l’agrippèrent par les pans de sa toge et le forcèrent à se rasseoir, en lui couvrant la bouche de leurs mains, en criant et riant très fort pour couvrir ses paroles. Néron déclara que le sénat n’ayant été que trop éclaboussé d’opprobre, la réunion était à présent terminée, et nul ne prêta attention aux chevrotements d’un vieillard. Pudens était un Valérien et un Publicolien. Mon père n’était qu’un insignifiant Manilianus par adoption.
Tigellinus héla le centurion de garde sous le portique de la curie, lui dit de prendre avec lui dix prétoriens et d’emmener mon père hors des murailles de la ville au lieu d’exécution le plus proche, en évitant d’attirer l’attention.
Pour être tout à fait juste, on aurait dû le conduire au cirque pour qu’il y mourût comme les autres chrétiens mais, afin de ne pas provoquer de scandale, il valait mieux l’exécuter secrètement. Il serait décapité à l’épée.
Comme on s’en doute, le centurion et ses hommes étaient furieux, car ils craignaient d’être en retard pour le spectacle du cirque. Comme mon père se trouvait à présent à peu près nu, ils arrachèrent son manteau à un esclave qui observait le départ des sénateurs de la curie, et en couvrirent les épaules du vieillard. L’esclave courut derrière mon père, en gémissant et en essayant de récupérer son seul vêtement.