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Les épouses des sénateurs attendaient leurs maris dans les litières de ces derniers. En raison de la longueur du trajet, il était convenu que la procession, matrones et sénateurs séparés, se formerait à proximité du cirque, là où les images des dieux avaient déjà été apportées sur leurs coussins. Ne voyant nul signe de mon père, Tullia s’impatienta et descendit de la litière pour aller le chercher. La nuit précédente, elle avait trouvé bizarre la conduite de son époux.

Quand Tullia demanda des nouvelles de mon père, aucun sénateur n’osa lui répondre, car ils avaient juré de se taire sur la partie de la réunion qui le concernait. La gêne des pères de la cité fut portée à son comble lorsque Pudens, d’une voix claironnante, annonça qu’il rentrait chez lui pour ne pas assister à l’infâme spectacle du cirque.

Plusieurs sénateurs, qui nourrissaient de secrètes sympathies pour les chrétiens, haïssaient Néron et tout en jugeant mon père un peu fou, respectaient son viril comportement, se sentirent encouragés par l’exemple de Pudens et se retirèrent en leur demeure.

Tandis que, devant la curie, Tullia courait de-ci, de-là, comme une poule effarée en quête de son coq, et se plaignait à voix haute de son traînard d’époux qui ne pensait jamais à rien, elle aperçut soudain un esclave qui gémissait en se traînant derrière un vieillard aux épaules couvertes d’un manteau servile, qu’un groupe de prétoriens emmenaient. En approchant, elle reconnut mon père et, absolument ébahie, se jeta sur son passage, les bras écartés.

— Par tous les dieux, Marcus, qu’est-ce que tu manigances encore ? demanda-t-elle. Que signifie tout cela ? Je ne te forcerai pas à aller au cirque si cela te dégoûte tant. Tu ne seras pas le seul à t’en abstenir. Viens, rentrons chez nous tranquillement si tu y tiens. Je ne te chercherai même pas querelle.

Tout à son désir d’en finir au plus vite, le centurion la frappa de son bâton en lui ordonnant de circuler. Tullia n’en crut pas d’abord ses oreilles mais ensuite la colère la submergeant, elle bondit sur l’officier pour lui arracher les yeux de sa stupide tête, en hurlant qu’il allait sans plus tarder être jeté aux fers pour avoir osé toucher une femme de sénateur.

Ainsi le scandale éclata-t-il sur la place publique. Plusieurs matrones quittèrent leurs litières, ignorant les protestations de leurs époux, pour voler au secours de Tullia. Quand ces femmes en grande tenue encerclèrent les prétoriens en réclamant à grands cris des explications, mon père s’inquiéta. Il ne désirait pas attirer l’attention.

— Je ne suis plus sénateur, dit-il à Tullia. J’accompagne ce centurion de ma propre volonté. N’oublie pas ton rang et cesse de crier comme une poissonnière. Je ne vois aucune objection à ce que tu ailles seule au cirque. Je crois que rien ne s’y oppose.

— Qu’Hercule me vienne en aide ! s’écria Tullia en versant des flots de larmes. Personne au monde ne m’avait jamais traitée de poissonnière ! Si tu es si offensé par ce que j’ai dit de tes chrétiens hier soir, alors tu aurais dû me le déclarer tout net au lieu de bouder toute la nuit. Il n’y a rien de pire qu’un homme qui ne prononce pas un mot et rumine jour après jour comme un bœuf.

Plusieurs épouses de sénateurs rirent bruyamment et s’entremirent pour apaiser les deux conjoints.

— Elle a raison, Manilianus, dirent-elles. Pourquoi abandonner ton siège d’ivoire pour une simple querelle ? Cesse donc ces enfantillages et pardonne à Tullia si elle t’a blessé en quelque façon. Vous êtes mari et femme, n’est-ce pas ? Et ensemble vous vous êtes assagis tandis que vos cheveux grisonnaient.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vieilles commères ! se récria Tullia. Examinez donc ma chevelure, vous ne trouverez pas un seul cheveu gris. Et je ne la teins pas, j’utilise seulement des produits d’Arabie pour lui redonner sa couleur naturelle. Toutes ces billevesées qu’on répand sur ma chevelure teinte ne sont que calomnies dictées par la jalousie.

— Je suis dans un moment solennel de ma vie, dit mon père au centurion, peut-être à l’instant le plus solennel. Je ne puis endurer plus longtemps ces criailleries de femelles. Éloigne-moi de cet effroyable tintamarre, emmène-moi comme tu en as reçu l’ordre.

Mais, les femmes les entourant toujours, le centurion n’osa ordonner à ses hommes de se frayer un chemin par la force. Les imprécations qui s’étaient abattues sur lui quand il avait simplement touché Tullia l’avaient suffisamment impressionné. Pour tout dire, il était quelque peu dépassé par la situation.

Quand Tigellinus vit que l’attroupement et le bruit grossissaient, le visage gris de rage, il s’ouvrit un chemin jusqu’à mon père et donna un coup de poing à Tullia en pleine poitrine.

— Va donc chez Orcus, sale putain ! cracha-t-il. Tu n’es plus femme de sénateur et ton rang ne te protège plus. Si tu ne te tais pas immédiatement, je te ferai arrêter pour avoir troublé la paix publique et pour insulte au sénat.

Quand Tullia vit qu’il était sérieux, son visage se vida de tout son sang, mais sa soudaine terreur n’étouffa pas sa fierté.

— Serviteur du malin ! lança-t-elle.

Dans sa hâte de l’insulter, les premiers mots de malédiction qu’elle trouvait étaient ceux des amis de mon père.

« Retourne donc marchander tes chevaux et forniquer avec tes jolis garçons. Tu outrepasses ton autorité en frappant une femme romaine devant la curie. Seul le préfet de la cité a le droit de m’arrêter. Ton comportement grossier va t’attirer beaucoup plus de colère que la requête que je fais, dans toutes les formes de la politesse, pour savoir ce qui se passe et où va mon mari avec cette garde d’honneur. J’en appellerai à l’empereur.

Déjà réprimandé par Néron pour la maladroite brutalité avec laquelle il avait conduit les arrestations de chrétiens, Tigellinus s’inquiéta de la tournure que prenait l’affaire.

— Néron est encore là, dit-il en montrant la curie du geste. Va donc, dépêche-toi d’en appeler à lui. Il sait ce qui se passe.

— Ne risque pas ta vie pour moi, ma chère Tullia, l’avertit mon père. Et ne trouble pas les derniers moments de la mienne. Pardonne-moi de t’avoir blessée, et pardonne-moi aussi de ne pas avoir été l’époux que tu aurais désiré. Bien que nous ayons été si souvent en désaccord, tu as toujours été une excellente épouse.

Tullia fut si heureuse de ces paroles, qu’elle en oublia complètement Tigellinus et se pendit au cou de mon père.

— Tu as vraiment dit « ma chère Tullia » ? Attends donc un instant.

Souriant au milieu de ses larmes, elle s’approcha de Néron qui jetait des regards interloqués sur l’attroupement, et le salua respectueusement.

— Aie la bonté, demanda-t-elle, de m’expliquer ce malheureux malentendu. Tout peut toujours s’arranger, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre.

— Ton époux m’a profondément offensé, dit Néron. Mais cela, assurément, je puis le lui pardonner. Par malheur, il a également proclamé devant le sénat qu’il est chrétien. Le sénat l’a chassé de son sein, lui a retiré sa charge et, l’ayant déclaré ennemi public, l’a condamné à être passé au fil de l’épée. Sois assez aimable pour faire le silence sur cette affaire, car nous désirons éviter un scandale public. Je n’ai nul grief contre toi. Tu pourras garder tes biens. Mais ceux de ton criminel époux seront confisqués par l’État.

Tullia n’en croyait pas ses oreilles.

— Par tous les dieux, en quelle époque surprenante vivons-nous ! Ainsi donc, cet esprit faible s’est laissé convertir à la religion chrétienne, c’est là son seul forfait ?

— À cause de leurs crimes, la même rigueur s’abat sur tous les chrétiens, rétorqua Néron impatiemment. À présent, va, ne me distrais pas davantage de mes devoirs envers l’État. Le premier d’entre les citoyens doit prendre la tête de la procession qui se rend au cirque.