Alors Tullia redressa fièrement la tête, sans plus se soucier de la peau flasque qui pendait sous son menton.
— J’ai derrière moi une vie riche en péripéties, s’exclama-t-elle, et je ne me suis pas toujours conduite comme une femme de ma condition se doit de se conduire. Mais je suis une Romaine. J’irai où mon époux ira. Là où est Caius, se trouve aussi Caia. Moi aussi je suis chrétienne et aujourd’hui, je le proclame à la face de tous.
C’était un mensonge, bien entendu. Elle n’avait cessé d’empoisonner la vie de mon père par ses récriminations et son mépris envers ses amis chrétiens. Mais à présent, elle se tournait vers la foule des badauds :
— Écoutez-moi ! lança-t-elle à tue-tête. Vous, le sénat et le peuple de Rome, écoutez ! Moi, Tullia Manilia, ancienne Valeria par mariage, ancienne Sulla par mariage, je suis une chrétienne. Longue vie à Christ de Nazareth et à son royaume !
« Alléluia ! ajouta-t-elle pour faire bonne mesure, car elle avait entendu les Juifs répéter ces mots dans la demeure de mon père, durant leurs discussions religieuses.
Heureusement, sa voix ne portait pas assez loin et Tigellinus lui fit un bâillon de sa main. En voyant le courroux de Néron, les femmes de sénateur refluèrent en hâte vers les litières, toutes frémissantes de curiosité, bien décidées à arracher à la première occasion la vérité à leur époux. Au milieu de cette débandade, seul Néron parvint à conserver sa dignité.
— Tu subiras le sort que tu as choisi, stupide femme, du moins pour autant que tu te tairas. Il serait plus conforme à la justice de t’envoyer au cirque pour y subir le châtiment de tes semblables, mais tu es trop laide et trop ridée pour jouer les Dircé. Alors, comme ton époux, tu seras passée au fil de l’épée, mais de cela, tu dois remercier tes aïeux et non moi.
Tullia avait porté le scandale à un tel degré de publicité que Néron n’aurait pas pu, même s’il y avait particulièrement tenu, l’envoyer dans l’arène. On ne jetait pas aux fauves, sous les yeux de la plèbe, une femme de sénateur déchu de ses fonctions. Tandis que les prétoriens écartaient la foule pour ramener Tullia vers mon père, Néron tourna sa fureur contre Tigellinus. Il lui ordonna d’une voix cassante de faire arrêter toux ceux qui vivaient sous le toit de mon père et de conduire au cirque sans attendre ceux qui s’avouaient chrétiens. En même temps, les magistrats devraient poser les scellés sur la maison et confisquer tous les papiers concernant les richesses de mon père et de Tullia.
— Et ne touche à rien de ce qui leur appartient, dit Néron d’une voix menaçante. Je me considère comme leur héritier, puisqu’en négligeant tes devoirs de gardien de l’ordre, tu m’as contraint de les remplir à ta place.
Seule l’idée des immenses richesses de Tullia et de mon père mettait un peu de baume dans le cœur ulcéré de Néron.
Un groupe de chrétiens piétinaient encore devant la curie, dans l’espoir anxieux qu’au dernier moment l’autorité du sénat sauverait les chrétiens des horreurs du cirque. Parmi eux se trouvait un jeune homme dont le vêtement s’ornait de l’étroite bande pourpre et qui ne s’était nullement soucié de se trouver une place dans les gradins des chevaliers, toujours combles.
Lorsque les prétoriens, leur centurion en tête, prirent le chemin du lieu d’exécution le plus proche, entraînant avec eux Tullia et mon père, le jeune homme leur emboîta le pas, imité par quelques autres chrétiens. Les prétoriens débattirent du plus court trajet possible qui leur permettrait d’être à l’heure pour le début du spectacle, et ils décidèrent de gagner la porte d’Ostie pour procéder à l’exécution près du monument funéraire. Ce n’était certes pas un lieu d’exécution officiel, mais du moins était-ce situé hors des murailles.
— Si ce n’est pas un lieu d’exécution, alors nous allons faire en sorte que l’endroit en devienne un, plaisantaient-ils. Grâce à nous, la dame n’aura pas besoin de trop marcher dans ses sandales d’or.
Tullia répliqua sèchement qu’elle marcherait aussi loin que son époux sans difficulté, et que nul ne pourrait l’en empêcher. À l’appui de ses dires, elle offrit son épaule à mon père qui vacillait, car il avait perdu l’habitude de l’exercice physique et souffrait aussi bien du poids des ans que de la fatigue d’une nuit passée à boire. Encore qu’au moment de prendre la parole devant le sénat, il n’ait pas été ivre et que son esprit n’ait pas été embrouillé, car il avait soigneusement préparé son intervention.
C’est ce que devait révéler la fouille de sa demeure. Manifestement, depuis plusieurs semaines, il s’était employé à mettre de l’ordre dans ses affaires et avait passé la nuit précédente à brûler tous ses livres de comptes et la liste de ses affranchis ainsi que sa correspondance avec eux. Mon père avait toujours été discret sur ses affaires et n’avait jamais considéré les biens de ses affranchis comme les siens, quoique, naturellement, pour ne pas les offenser il acceptât toujours les présents qu’ils lui envoyaient.
Ce ne fut que longtemps après que je découvris qu’il avait envoyé à ses fidèles affranchis d’énormes sommes d’argent en liquide de façon à ce que l’étendue de ses richesses ne fût pas révélée par des billets à ordre. Les magistrats eurent le plus grand mal à évaluer ses possessions, et à la fin, pour tout bien de valeur, Néron hésita seulement de l’immense domaine campagnard que Tullia avait été obligée de posséder en Italie pour garantir sa charge de sénateur à mon père. L’empereur reçut aussi, bien entendu, la maison du Viminal et ses objets précieux, d’or, d’argent et de verre.
La tâche des magistrats fut considérablement compliquée par le zèle des prétoriens qui, invités par Néron à se hâter, arrêtèrent tous ceux qui dans la demeure se déclaraient chrétiens pour ne pas désavouer mon père. Parmi eux se trouvaient l’intendant et ses scribes, dont Néron devait par la suite regretter amèrement la mort. En tout, une trentaine de personnes appartenant à la maison de mon père furent conduites au cirque.
Pour moi, le plus grand malheur fut que parmi eux figuraient mon fils et le vieux Barbus. À cause de ses brûlures, Jucundus ne pouvait se déplacer qu’avec des béquilles et on dut l’emmener dans une litière avec la vieille nourrice de Tullia. Cette commère n’était assurément pas une femme respectable, mais quand on lui apprit que Tullia avait avoué être chrétienne, elle l’imita sans hésiter.
Aucun de ceux que l’on enlevait ainsi à la maison de mon père ne comprit pourquoi on les acheminait au cirque, jusqu’au moment où ils furent enfermés dans les étables. En route, ils s’étaient persuadés que Néron désirait montrer aux chrétiens le châtiment des incendiaires de Rome. Les prétoriens étaient si pressés qu’ils n’avaient pas jugé bon d’expliquer à leurs prisonniers quel sort les attendait.
À la porte d’Ostie se serraient un grand nombre d’échoppes de bijoux, de boutiques de loueurs de litières, et de tavernes qui avaient échappé à l’incendie. Parvenu là, mon père fit halte tout à coup et se plaignant de la soif, émit le désir de boire quelques coupes de vin avant son exécution. Il offrit de désaltérer aussi les prétoriens, pour les dédommager de la gêne que sa femme et lui leur occasionnaient en ces jours de fête. Tullia avait de grandes quantités de monnaies d’argent sur elle, car pour tenir son rang, elle devait durant la procession jeter des pièces à la plèbe.
Le cabaretier s’empressa d’aller chercher à la cave ses meilleures amphores et toute la petite troupe but, car les prétoriens étaient également assoiffés par cette chaude journée d’automne. À présent que mon père n’avait plus à se conduire en personne de condition, il pouvait aussi inviter les chrétiens qui l’avaient suivi, et même quelques paysans oui, ignorant les festivités du jour, s’étaient inutilement déplacés pour vendre leurs fruits.