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Lorsque quelques coupes eurent été vidées, Tullia se renfrogna et demanda avec son habituelle aigreur, s’il était vraiment indispensable que mon père s’enivrât encore, et en pareille compagnie de surcroît.

— Ma chère Tullia, objecta doucement mon père, essaie de ne pas oublier que je suis déchu de mon rang. En fait, nous sommes tous deux sous le coup d’une condamnation à mort, nous sommes bien plus misérables que ces braves gens qui consentent si aimablement à boire avec nous. Mon corps est faible. Je n’ai jamais prétendu à la bravoure. Le vin chasse cette désagréable appréhension qui me crispe la nuque. Mais je découvre avec un grand plaisir que je n’ai plus désormais à me soucier de mon estomac et de la migraine du lendemain, que tu rendais toujours plus pénible par des reproches mordants. Mais à présent, oublions tout cela, ma chère Tullia.

« Songe-donc, poursuivit-il, à ces honorables guerriers qui, par notre faute, vont manquer le très passionnant spectacle que donneront les chrétiens entrant au paradis par la gueule des fauves, par les flammes et par les croix, et par tous les autres dispositifs que Néron, avec le talent artistique que nous lui connaissons, a dû imaginer. Je vous en prie, mes amis, ne vous retenez pas de chanter, si votre humeur vous y pousse. Mais par respect pour ma vertueuse épouse ici présente, gardez pour tout à l’heure vos histoires de femmes. Pour moi ce jour est un jour de grande joie, car une prophétie va enfin s’accomplir, qui me hantait depuis près de trente-cinq ans. Buvons ensemble, mes chers frères, et toi aussi, ma bonne, bois à la gloire du nom du Christ. Je ne crois pas qu’il en prenne ombrage, eu égard à la particularité de cet instant. À ce qu’il me semble, en considérant ma vie, il lui faudra juger des actes bien plus graves. Cette innocente libation ne devrait donc pas empirer mon cas. J’ai toujours été égoïste. Tout ce que je puis dire pour ma défense, c’est qu’il s’est fait homme aussi pour ramener à lui l’agneau rétif et pelé. Il me revient vaguement une histoire dans laquelle on décrit comment au cœur de la nuit, il avait quitté tout le troupeau pour partir à la recherche d’une seule brebis perdue.

Les prétoriens étaient tout ouïe.

— Il y a beaucoup de choses à méditer dans tes paroles, noble Manilianus, lui dirent-ils. Dans la légion aussi, on se rythme sur le pas du plus lent et c’est lui qui décide de la bataille. Et l’on ne doit jamais abandonner un camarade de combat blessé ou encerclé par l’ennemi, même s’il faut pour le secourir mettre en balance le sort d’un manipule entier. Les embuscades, bien sûr, c’est une autre affaire.

Ils se mirent alors à comparer leurs cicatrices et à discourir sur les exploits qu’ils avaient accomplis, en Arménie, dans les régions danubiennes et en Bretagne, et qui leur avaient valu d’être affectés à la garde prétorienne à Rome. Mon père saisit cette occasion pour parler à sa femme.

— Pourquoi avoir prétendu être chrétienne ? Tu ne crois pas que Jésus de Nazareth est le fils de Dieu et le sauveur du monde. Tu n’avais pas besoin d’agir ainsi. Tu n’as même pas été baptisée. Tu n’as pris part qu’à contrecœur aux agapes sacrées, et encore n’était-ce que pour remplir tes devoirs d’hôtesse, tu n’as jamais goûté le pain et le vin bénis au nom de Jésus. Je souffre de t’avoir attirée inutilement dans ce mauvais pas. Je pensais tout à fait sincèrement que, veuve, tu pourrais mener la vie qui te convient. Tu aurais bientôt trouvé un autre époux meilleur que moi, car à mes yeux tu es toujours belle et fort bien conservée pour ton âge, et tu es riche aussi. J’étais convaincu qu’il y aurait une véritable ruée de prétendants dans ta demeure, dès la fin du deuil. Cette idée n’éveillait nulle jalousie en moi, car ton bonheur m’importait davantage que le mien. Nous n’avons jamais été d’accord sur le Christ et son royaume.

— Mon cher Marcus, répliqua Tullia, je serai aussi bonne chrétienne que toi, quand il s’agira de mourir pour la gloire du nom du Christ. J’ai donné mes biens aux pauvres pour te complaire, quand j’ai été incapable de supporter plus longtemps tes éternelles bouderies. N’as-tu point remarqué que je ne t’ai pas adressé le moindre reproche, alors que tu as couvert notre nom d’opprobre devant le sénat, avec ton effroyable obstination ? J’ai ma propre opinion sur ton stupide comportement, mais en un pareil moment, je tiendrai ma langue pour ne pas te blesser une nouvelle fois.

Elle se radoucit et, se pendant au cou de mon père, le couvrit de baisers et lui mouilla les joues de larmes.

— Je n’ai pas peur de la mort, lui expliqua-t-elle, du moment qu’il m’est donné de mourir avec toi, mon cher Marcus. Je ne puis supporter l’idée d’être de nouveau veuve. Bien que j’aie divorcé deux fois et déposé une fois les cendres d’un autre époux dans son mausolée, le seul homme que j’aie jamais aimé, c’est toi. Tu m’as abandonnée cruellement un jour d’autrefois, sans te soucier le moins du monde de ce que j’éprouvais. J’ai fait le voyage d’Égypte pour te retrouver. Je sais bien que j’avais aussi d’autres raisons pour quitter Rome mais toi, de ton côté, tu t’étais lié à une Juive que tu avais emmenée en Galilée et aussi, avec cette horrible Myrina, dont la bonne réputation ne sera jamais établie à mes yeux, quand bien même tu dresserais sa statue à tous les carrefours d’Asie. Mais alors j’ai eu mes propres faiblesses, moi aussi. Ce qui importe plus que tout, c’est que tu m’aimes, que tu me dises que je suis belle, bien que mes cheveux soient teints, que mon menton soit flasque, et ma bouche pleine de dents d’ivoire.

Tandis qu’ils devisaient ainsi, le jeune chrétien à la tunique de chevalier, encouragé par le vin, demanda au centurion s’il avait des ordres pour arrêter les chrétiens qu’il rencontrait. Le centurion le nia avec énergie, expliquant qu’il était seulement chargé d’exécuter mon père et Tullia, et ce dans le plus grand secret.

Alors le jeune chevalier avoua sa foi chrétienne et suggéra à mon père de partager les saintes agapes chrétiennes, ce qui ne manquerait pas de donner des forces spirituelles aux convives. Certes, le repas ne pourrait se dérouler derrière des portes closes mais eu égard aux circonstances, c’était sans doute sans importance.

Le centurion assura qu’il ne voyait pas d’objection à cette cérémonie. En fait, il était curieux d’y assister, car on disait tant de choses sur les chrétiens ! Mon père adopta volontiers l’idée de ces agapes improvisées, mais demanda au jeune homme de bénir le pain et le vin.

— Je ne puis le faire moi-même, dit-il. Peut-être est-ce à cause de ma vanité et de mon caractère têtu, car le jour où l’Esprit est descendu sur les disciples de Jésus de Nazareth, ils ont baptisé un grand nombre de gens, de sorte que tous communiaient dans le même esprit. J’aurais désiré de tout mon cœur être baptisé avec les autres, mais ils ont refusé parce que je n’étais pas circoncis et ils m’ont aussi ordonné de garder le silence sur ces choses que je ne comprenais pas. Tout au long de ma vie, je me suis souvenu de cette injonction et je n’ai jamais transmis à personne aucun enseignement, si ce n’est parfois, pour raconter, peut-être de façon erronée d’ailleurs, quelques détails de ce que j’avais vu, ou que je croyais être vrai, pour corriger ce qui me paraissait une incompréhension. J’ai été baptisé ici à Rome, quand Céphas, dans sa grande bonté, m’a demandé de lui pardonner son intransigeance d’autrefois. Il se sentait toujours en dette vis-à-vis de moi, parce qu’un jour, sur une montagne de Galilée, je lui ai prêté un âne pour qu’il puisse faire rentrer sa belle-mère blessée au pied chez elle à Capharnaüm. Pardonnez mes bavardages. Je vois que les soldats jettent des coups d’œil sur le ciel. Jacasser sur le passé est un défaut de vieillard. Je crois que le vin m’a par trop délié la langue.