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Ils s’agenouillèrent, et Tullia les imita. Le chevalier prononça les quelques paroles de bénédiction qui transformaient le pain et le vin en corps et en sang du Christ. Ils reçurent la grâce les larmes aux yeux et se baisèrent les uns les autres avec tendresse. Tullia assura qu’elle éprouvait un tremblement intérieur, avant-goût de ce paradis où elle irait avec mon père, à moins que ce ne fût ailleurs, peu importait, pourvu qu’ils se tinssent par la main.

Les prétoriens reconnurent qu’ils ne trouvaient rien à redire à cette cérémonie magique. Puis le centurion toussota en jetant ostensiblement un nouveau coup d’œil au ciel. Mon père s’empressa de régler l’aubergiste, en lui laissant un généreux pourboire, et répartit l’argent qui restait entre le centurion et ses hommes, en leur demandant une fois encore pardon pour tous les tracas qu’il leur avait causés et en les bénissant au nom du Christ. Le centurion suggéra avec ménagement qu’il convenait peut-être de passer de l’autre côté du monument funéraire, car il avait ordre d’accomplir sa tâche aussi discrètement que possible.

Alors le chevalier chrétien éclata en sanglots et dit qu’en bénissant le pain et le vin, il avait soudain senti avec certitude qu’il possédait le vrai savoir. Il ne désirait donc plus attendre encore. Il se tourmentait à l’idée que tant d’humbles chrétiens eussent été autorisés à souffrir dans le cirque pour la gloire du Christ, alors que lui-même ne serait peut-être pas capable de supporter fermement l’oppression à venir. C’est pourquoi il demandait au centurion de l’autoriser à être du plus beau voyage que puisse accomplir un homme, en lui coupant la tête à lui aussi. Il était aussi coupable que les autres chrétiens et le même châtiment devait lui être appliqué.

Le centurion fut ébahi puis, après un instant de réflexion, il admit qu’il ne manquerait sans doute en rien à ses devoirs s’il permettait au jeune homme de mourir en même temps que mon père et Tullia. Sur quoi, d’autres convives qui avaient suivi la conversation supplièrent qu’on leur accordât le même bonheur. Je dois ajouter qu’on m’a raconté que mon père les avait abondamment abreuvés.

Mais le centurion leur opposa un ferme refus, déclarant que sa bienveillance avait des limites. On pouvait à la rigueur rajouter une personne dans son rapport, mais d’autres exécutions supplémentaires attireraient l’attention et lui donneraient beaucoup trop de détails à consigner sur les tablettes de cire, alors qu’il ne savait pas très bien écrire.

Cependant, il reconnut que tout ce qu’il avait vu lui faisait une profonde impression. Il se réservait de se renseigner quelque jour sur ces questions. Ce Christ était manifestement un dieu puissant, s’il pouvait faire de la mort un bonheur pour ses disciples. En fait, il n’avait jamais entendu dire que quiconque fût mort volontairement, pour Jupiter, par exemple, ou pour Bacchus. Pour Vénus, certes, c’était une autre affaire.

Les prétoriens conduisirent derrière le monument Tullia, mon père et le jeune chevalier, dont le centurion inscrivit le nom sur la tablette d’argile, d’une tremblante écriture d’ivrogne. Puis l’officier désigna comme exécuteur le plus fin manieur de glaive qui saurait détacher la tête d’un seul coup de son arme. Mon père et Tullia moururent à genoux, main dans la main. L’un des chrétiens qui avait assisté à toute la scène me raconta par la suite qu’à l’instant de leur trépas, la terre trembla et le ciel vomit des flammes qui éblouirent les paysans. Mais je pense qu’il m’affirma cela pour me complaire, à moins qu’il n’eût rêvé.

Les prétoriens lancèrent les dés pour décider qui garderait les corps jusqu’à ce que des parents vinssent les réclamer. Voyant cela, certains des témoins de l’exécution offrirent de s’occuper des corps, arguant que tous les chrétiens étaient frères et donc parents. Le centurion trouva ce raisonnement plutôt spécieux mais accepta avec reconnaissance leur offre, car elle permettrait à tous ses hommes d’assister au spectacle du cirque. Il était près de midi quand ils regagnèrent au pas de course la cité et le cirque de l’autre côté du fleuve, espérant trouver encore des places debout parmi les autres prétoriens.

Les chrétiens prirent soin des corps de mon père, de Tullia et du jeune chevalier. Par égard pour l’ancienne famille de ce dernier, je ne mentionnerais pas son nom. C’était le fils unique de ses vénérables parents et son acte démentiel leur causa bien du chagrin. Ils s’étaient toujours montrés trop indulgents avec lui, et avaient fermé les yeux sur ses sympathies pour les chrétiens, dans l’espoir qu’il oublierait leurs billevesées, comme tous les jeunes gens, en général, oublient leurs austères préoccupations philosophiques dès qu’ils sont mariés.

On apprêta respectueusement les corps et on les enterra sans les avoir brûlés. Les restes de mon père ne furent donc pas placés dans le tombeau qu’il avait acquis dans la nécropole royale de Caere, mais je ne crois pas qu’il s’en serait soucié. À cette époque, les chrétiens avaient commencé à creuser dans le sol des galeries et des chambres souterraines dans lesquelles ils plaçaient leurs morts. On disait qu’ils tenaient là leurs réunions secrètes, ce que l’on considérait comme la preuve évidente de la corruption de leur foi, puisqu’ils n’honoraient pas même leurs propres défunts. Mais toi, Julius, ô mon fils, respecte les catacombes, et quand ton temps sera venu, laisse-les intactes, car dans l’une d’elles gît le père de ton père, dans l’attente du jour de la résurrection.

À midi commença la distribution de victuailles au public du cirque. Vêtu en aurige, Néron effectua deux tours de piste clans son char d’or tiré par deux coursiers blancs comme neige, pour souhaiter bon appétit à la foule qui lui répondit par des acclamations délirantes. Des jetons de loteries furent jetés dans les gradins, mais en moins grand nombre qu’autrefois, car depuis qu’il s’était lancé dans d’énormes travaux de construction, Néron connaissait quelques difficultés de trésorerie. Il espérait que ces restrictions seraient largement compensées aux yeux du public, par le spectacle inhabituel qu’on allait lui présenter. Et en cela, il ne se trompait pas.

Pendant ce temps, j’avais retrouvé tout mon calme et toute ma sérénité, bien que la plus grande partie du spectacle qui suivrait le repas de midi reposât sur mes épaules. En fait, les numéros théâtraux imaginés par Néron étaient sans intérêt du point de vue du public. Je crois que la faute en fut aux comédiens, qui n’avait absolument aucune idée des conceptions chrétiennes.

Je ne suis sans doute pas compétent pour critiquer ce type de spectacle théâtral, mais je crois que la foule aurait été insatisfaite si mes chiens sauvages n’avaient pas montré leurs excellentes qualités dès le début, aussitôt après la procession des dieux et du sénat et la lecture du discours de Néron sous une forme abrégée. Une trentaine de chrétiens vêtus de peaux de fauves turent poussés dans l’arène et une meute de limiers lâchée contre eux.

Dès qu’ils eurent senti l’odeur du sang, les chiens accomplirent à merveille leur tâche et ne se firent pas prier pour attaquer les victimes. Ils pourchassèrent les chrétiens à travers l’arène. Ils les faisaient habilement tomber d’un coup de dent vicieux dans la jambe, et une fois que le fuyard était à terre, ils se jetaient sur sa gorge sans perdre de temps à le mordre ou à le tourmenter. Bien qu’ils fussent affamés, ils ne s’attardaient pas à dévorer leur proie, et se contentaient d’apaiser leur soif en lapant un peu de sang, avant de repartir en chasse. Je fis à mon dresseur de chiens les plus grands éloges.

Les noces des Danaïdes ne se déroulèrent absolument pas comme prévu. Les jeunes chrétiens et chrétiennes qu’on avait déguisés pour la circonstance refusèrent d’exécuter les danses nuptiales et se regroupèrent en un troupeau amorphe au centre de l’arène. Il fallut faire intervenir des acteurs professionnels pour compenser ce défaut de zèle. Après les noces, les épousées étaient censées tuer leur époux de différentes manières, à l’imitation des filles de Danaos. Mais les jeunes chrétiennes refusèrent tout net de tuer quiconque, retirant ainsi à leurs compagnons la possibilité d’une mort plus douce.