Les garçons de piste durent en tuer quelques-uns à coups de gourdin. On entoura les corps des jeunes gens restants de fagots solidement attachés, à l’instar des autres criminels qui attendaient de périr par le feu. Je dois reconnaître que le public rit de bon cœur en voyant les Danaïdes courir entre les bûchers et les bassins de l’arène pour tenter d’éteindre les flammes avec leurs vases percés. Les chrétiens qui brûlaient poussaient des hurlements si perçants que même la musique de l’orgue hydraulique et des autres instruments ne les couvrit pas. C’étaient ces cris qui avaient arraché les jeunes filles à leur apathie.
Pour finir, on bouta le feu à une maison de bois fort élégamment décorée. À toutes les ouvertures, portes et fenêtres, avaient été enchaînés des vieux chrétiens des deux sexes et lorsque les flammes commencèrent de leur lécher les jambes, on eut un fidèle tableau du grand incendie de Rome. Les Danaïdes se débarrassèrent tout à fait inutilement de leurs vases pour se précipiter vainement au secours de leurs parents et bon nombre d’entre elles périrent dans les flammes.
Sur tous les gradins, et en particulier sur les bancs supérieurs où se tenait la plèbe, on riait aux éclats. Mais quelques sénateurs détournèrent ostensiblement la face. Parmi les chevaliers, on entendit critiquer ces cruautés qualifiées d’inutiles bien qu’on concédât que le bûcher fût assurément le meilleur châtiment pour des incendiaires.
Sur ces entrefaites, les personnes arrêtées sous le toit de mon père furent conduites parmi les autres condamnés qui attendaient de mourir dans l’arène. Lorsque Barbus et Jucundus comprirent ce qui se préparait, ils tentèrent vainement de me faire avertir. Les gardes faisaient la sourde oreille car lorsque les hurlements avaient commencé de retentir jusque dans les cachots et dans les étables, nombre de prisonniers s’étaient mis à réclamer toutes sortes de passe-droits et à invoquer des protections.
Les chrétiens étaient déjà répartis en fonction des nécessités du spectacle et les nouveaux venus furent séparés dans le même dessein. Je n’avais aucune raison de descendre dans le cachot où se trouvaient le vieux soldat et le fils de Lugunda. Il me fallait me reposer de la bonne marche du spectacle sur les contremaîtres de la ménagerie, et demeurer sur mon siège d’honneur pour y recevoir les ovations réservées à l’organisateur. Même si quelqu’un avait désiré me faire parvenir un message, je n’aurais pas eu la possibilité de m’absenter.
En outre, Jucundus s’était plus ou moins convaincu qu’une certaine fraternité, qu’il avait constituée avec des condisciples de l’école du Palatin, avait été découverte et que c’était de cela qu’il allait être puni. Dans la folie de leur jeunesse, ils avaient projeté d’écraser les Parthes et d’établir la capitale à l’Orient. C’était par certains côtés, le plan même que Néron imaginait lorsqu’il était las du sénat. La différence résidait cependant dans le fait que ces jeunes gens comptaient retirer tout rôle dirigeant aux Romains pour le donner aux vieilles familles royales de l’Orient.
Personne évidemment n’aurait accordé d’importance à ces enfantillages, s’ils avaient été découverts. Mais dans sa vanité, cet adolescent de quinze ans qui venait à peine de recevoir la toge virile, était convaincu qu’on l’avait condamné pour conspiration politique.
Lorsque Jucundus comprit qu’il lui faudrait mourir, il se tourna vers Barbus et tous deux, considérant qu’il était impossible de me joindre, résolurent de trouver ensemble une mort honorable. Eussé-je connu leur sort, que je me serais peut-être trouvé dans l’impossibilité de leur venir en aide, tant Néron était courroucé par l’affront que mon père lui avait infligé devant le sénat.
Pour introduire du piquant et de la variété dans le spectacle, j’avais décidé d’armer les chrétiens qui désiraient combattre les fauves. Je ne pouvais cependant leur proposer que des dagues, des glaives et des épieux, qu’ils prenaient en entrant dans l’arène.
Jucundus et Barbus se déclarèrent prêts à affronter les lions l’épée à la main, ce qu’on leur accorda aussitôt, car la plupart des chrétiens ne désiraient malheureusement pas se battre contre les bêtes. Après la suspension de midi, pour égayer le public, je fis envoyer un groupe de chrétiens vêtus de peaux d’animaux dans l’arène et fis lâcher contre eux une nouvelle meute de chiens. Mais, quand les limiers eurent accompli leur tâche, ils refusèrent cette fois d’obéir aux coups de sifflet et continuèrent de tourner en rond dans la poussière.
Puis ce fut le tour de nos trois lions sauvages, trois superbes bêtes dont j’étais fier, à juste titre. Me fiant à l’expérience de mes subordonnés, j’avais demandé de préparer un groupe de faibles vieillards, d’infirmes et d’enfants pour les livrer à mes lions. On m’avait en effet expliqué que rien n’amusait davantage la foule que de voir des nains ou des culs-de-jatte tenter de fuir les fauves. Jucundus, qui ne pouvait se déplacer sans béquilles, convenait donc parfaitement.
Il fallut d’abord que le groupe se rassemblât, en clopinant et en boitant, au centre de l’arène, sous la protection des fouets des dresseurs de chiens. Heureusement, les animaux n’accordèrent guère d’attention aux nouveaux venus qui n’étaient pas vêtus de peaux de bête. Puis Jucundus et Barbus, épée à la main, s’avancèrent à la tête d’une dizaine de chrétiens armés.
La foule hurla de joie au spectacle de ce vieillard édenté et de ce jeune homme chancelant sur ses béquilles, qui saluaient du glaive la loge impériale. Cette réaction populaire ne laissa pas de m’inquiéter. Je jetai un coup d’œil à Néron, craignant qu’il fût offensé par les rires de la plèbe et m’en tînt rigueur, quoique l’incident fût imprévisible. Mais il parvint à faire bonne figure et rit avec le public.
Je dois reconnaître que jusqu’au moment où je les reconnus, je trouvais du plus haut comique les allures bravaches de ces deux personnages. Tandis qu’ils s’affairaient en clopinant au centre de l’arène, disposant les chrétiens armés autour des vieillards et des enfants, je n’imaginais pas un instant de qui il s’agissait.
Je ne pouvais concevoir pareil événement : mon propre fils et mon plus fidèle serviteur jetés aux fauves ! En fait, pendant un moment, je me demandai qui avait eu la brillante idée de placer ces deux créatures grotesques à la tête des chrétiens décidés à combattre les lions.
Les rires de la foule offensèrent sans doute gravement Barbus et Jucundus. J’imagine qu’ils avaient choisi d’affronter les lions parce que Barbus ayant raconté à mon fils comment j’avais capturé ce fauve à mains nues près d’Antioche, et s’étant attribué un rôle audacieux dans l’histoire, avait conclu que c’était cette bête qu’il était le mieux préparé à affronter.
Il conseilla à Jucundus de poser ses béquilles derrière lui et de s’agenouiller, afin qu’il ne fût pas jeté à terre et assommé dès le premier assaut. Le vieux guerrier ferait au jeune homme un rempart de son corps, afin de lui laisser le temps de montrer son courage. Je crois que Barbus, en échange des confidences de Jucundus, lui avait avoué que j’étais son véritable père. Personne d’autre que mon père et que mon ancien mentor n’était dans le secret.
Quand les portes de la fosse aux fauves s’ouvrirent, Jucundus s’efforça d’attirer mon attention en m’appelant à voix haute et en agitant gaiement son glaive pour me montrer qu’il n’avait pas peur. Alors les écailles tombèrent de mes yeux et je reconnus mon fils et Barbus. Ce fut comme si mon estomac tombait dans mes genoux. Dans mon désespoir, je criai quelque chose pour demander l’arrêt du spectacle.