Heureusement, nul n’entendit ma voix dans le tumulte universel. Tandis que les lions magnifiques se ruaient dans l’arène, le public hurlait de plaisir et nombre de spectateurs se levaient pour mieux voir. Si j’avais voulu vraiment interrompre la représentation à cet instant crucial, Néron fou de rage aurait envoyé le père rejoindre le fils dans l’arène, ce qui n’aurait servi à personne. Quand je fus revenu de ma surprise, je parvins à me maîtriser et me réjouis de ce que nul n’avait entendu mon cri.
Sabine, qui considérait les lions comme sa propriété, avait avec l’aide d’Épaphroditus déployé toute son ingéniosité pour attiser chez eux la soif du sang. Ils se précipitèrent sur la piste avec tant de fureur que, ébloui par le brusque passage de l’ombre à la lumière, le plus grand des fauves trébucha sur une braise fumante, roula sur lui-même et se blessa le museau et se releva, plus furieux que jamais. Aveuglés par la lumière, les lions trottaient autour de la piste, et leurs rugissements augmentaient la tension de l’attente. D’abord, ils n’aperçurent pas les chrétiens rassemblés au milieu de l’arène et se contentèrent de donner au passage quelques coups de griffes à ceux qui avaient été crucifiés sur l’enceinte de protection.
Barbus avait mis à profit ce répit pour courir ramasser une torche éteinte et, encourageant ses compagnons à l’imiter, il l’agita et la ranima de son souffle. Il se retrouva donc avec une épée dans une main et une torche dans l’autre. Deux autres chrétiens suivirent son exemple, mais les lions remarquèrent ces ombres qui couraient et l’un des hommes fut jeté à terre sans même avoir eu le temps d’utiliser son glaive. Des cris de dégoût s’élevèrent parmi les spectateurs qui crurent qu’il avait tenté de fuir, alors qu’il avait simplement essayé de rejoindre les chrétiens désarmés pour les défendre.
Survint une péripétie imprévue : les chiens qui erraient au bord de la piste, obéissant à leur entraînement, se formèrent en meute et assaillirent aussitôt les lions par-derrière. Les chrétiens purent donc se défendre d’abord avec succès, car les fauves faisaient sans cesse de brusques volte-face pour se débarrasser des chiens qui les mordaient. Quelque peu aidé par le hasard, Barbus parvint à crever l’œil d’un lion avant de tomber, et Jucundus, plantant son glaive dans le ventre du fauve, le blessa gravement.
Le lion roula à terre en se déchirant les entrailles. Jucundus s’approcha en se traînant sur les genoux et lui porta un coup mortel. Mais, dans les convulsions de l’agonie, la bête déchira le cuir chevelu de son vainqueur. La foule applaudit vigoureusement le jeune homme aveuglé par son propre sang.
Jucundus chercha Barbus à tâtons et l’ayant trouvé, comprit qu’il était mort. Il se saisit d’une torche et l’agita à l’aveuglette, tout en s’efforçant, avec le poing qui tenait l’épée, d’essuyer le sang qui lui couvrait les yeux. L’un des lions encore vivants se brûla le nez contre le flambeau et, croyant avoir affaire à la barre brûlante d’un dresseur de fauve, se tourna vers une proie plus facile. Je commençai à craindre d’avoir sous-estimé les capacités guerrières des chrétiens. Le spectacle allait-il tourner court ?
Mais les chiens restants n’étaient plus très nombreux. Ils furent bientôt harassés et les deux lions vivants purent en venir à bout avant de s’en prendre aux chrétiens. Aucun des intrépides limiers ne fuit la queue entre les jambes. D’un habile coup de patte, l’un des fauves brisa l’échine du dernier chien qui demeura à terre, hurlant à la mort. Deux ou trois amoureux des chiens dans le public se levèrent pour crier que le jeu était trop cruel, qu’on ne devait pas torturer ainsi ces bêtes. L’un des chrétiens d’un coup miséricordieux de son glaive, mit fin aux souffrances de l’animal.
Jucundus combattait toujours. Un chrétien armé d’un épieux, constatant que le jeune homme était le plus habile manieur d’épée de la troupe, se plaça sur son arrière pour le protéger. Ensemble, ils parvinrent à blesser sérieusement l’un des fauves. La foule prenait tant de plaisir au spectacle qu’un ou deux pouces baissés apparurent, mais le geste n’avait bien sûr aucune chance d’être pris au sérieux. Jucundus mourut.
Ce qui suivit ne fut plus que massacre sans intérêt. Les lions attaquèrent la troupe des chrétiens désarmés, qui ne tentèrent même pas de fuir, au grand désappointement du public. Ils restaient serrés les uns contre les autres, de sorte que les lions durent les tirer un à un du groupe compact pour les déchiqueter. Je dus faire intervenir en toute hâte deux ours pour aider les lions. À la fin, quand tous les chrétiens eurent été mis en pièces, lions et ours s’affrontèrent dans un effrayant combat. Le lion blessé, en particulier, reçut de gigantesques ovations pour son inébranlable bravoure.
J’étais bouleversé par la mort de Jucundus, bien que je connusse déjà certains événements qui s’étaient produits dans le jardin de Tigellinus, et pour lesquels le jeune homme méritait les plus terribles châtiments. Mais je reviendrai là-dessus. Le spectacle, dont j’étais responsable, devait continuer. Sur ces entrefaites, un esclave de mon domaine de Caere vint m’annoncer que Claudia avait donné naissance à un beau garçon le matin même. Mère et fils se portaient à merveille et Claudia me demandait mon accord pour appeler l’enfant Clément.
Je ne pouvais faire autrement que voir un présage favorable dans le fait qu’à l’instant où mon fils Jucundus perdait la vie dans un intrépide combat contre un lion, on m’apprenait la naissance d’un autre fils. Eu égard aux circonstances, je ne trouvais guère ce nom de Clément très approprié, mais dans ma joie, je songeai qu’il valait mieux laisser Claudia décider, car je savais que nous aurions bientôt de longues et pénibles explications. Et dans mon cœur, durant dix années, je t’ai toujours appelé Julius, ô mon fils.
Les jeux continuèrent, marqués par une grande variété, tout au long de l’après-midi. Il y eut maints imprévus, comme on peut s’y attendre quand des fauves sont lâchés dans l’arène, et la plupart d’entre eux furent fort heureux. L’on en crédita mon savoir-faire. On pariait beaucoup sur les gradins, et l’on s’y battit aussi, comme toujours dans ces spectacles.
Le soleil était proche de l’horizon lorsque les jeux atteignirent leur apogée avec l’apparition des Dircé et des bisons hyrcaniens. Le plaisir de la foule ne connut plus de bornes lorsque les portes des étables s’ouvrant tout à coup, une trentaine de bisons se ruèrent dans l’arène, chacun d’entre eux portant, étroitement liée entre ses cornes, une jeune fille vêtue d’affriolante façon. Par pure jalousie, les comédiens avaient voulu s’occuper de la préparation de ce numéro pour en recevoir tout l’honneur, et après une longue discussion je les avais laissé attacher les jeunes filles sur les bêtes, et naturellement, ils avaient fait un si mauvais travail que j’avais dû leur prêter mes bouviers pour l’achever.
Le bloc de pierre que j’avais eu tant de peine à faire déposer dans l’arène se révéla inutile. Tandis que les comédiens criaient dans des porte-voix la légende de Dircé, les bisons se défaisaient sans mal des jeunes filles et, après les avoir projetées en l’air, les tuaient à coups de corne. Seuls deux d’entre eux, se conformant à la légende, écrasèrent leur Dircé contre la pierre. Mais cet échec relatif ne m’est pas imputable : il faut le reprocher à l’incapacité des comédiens.
Les chrétiens restants furent livrés aux bisons. Pour mon plus grand plaisir, les condamnés, se départissant de leur attitude indifférente, firent preuve d’une incroyable bravoure. Il semblait tout à coup qu’il fussent pris d’un ardent désir de mourir. En hurlant ensemble comme s’ils s’élançaient pour une course, ils se jetèrent au-devant des bisons et se précipitèrent sur leurs cornes, sous les acclamations de la foule qui commençait à éprouver quelque sympathie pour eux.