Quand ce jeu s’acheva, les bisons tournèrent leur fureur sur les crucifiés, renversant les croix et s’attaquant à l’enceinte de la piste avec tant de force que les spectateurs les plus proches en furent effrayés. Mais la représentation était terminée.
Je jetai un coup d’œil au ciel. L’heure était venue. Avec un soupir de soulagement, j’ordonnai aux bouviers de tuer les bisons. Ils s’exécutèrent avec tant d’intrépide habileté, souvent en combat rapproché, que les spectateurs les acclamèrent aussi, alors que j’avais craint jusque-là que ce massacre final ennuyât la foule.
Tigellinus aurait voulu brûler l’enceinte protectrice, et les chrétiens qui y étaient cloués, mais Néron s’y était opposé, dans la crainte que le feu se communiquât à l’amphithéâtre de bois. Tandis que la foule s’écoulait à l’extérieur, un groupe de prétoriens parcourut l’arène, tuant les chrétiens avec leur lance. Néron estimait raisonnable qu’ils ne souffrissent pas plus longtemps que leurs coreligionnaires morts sur le bûcher ou sous les coups de griffes, de dents et de corne.
On s’étonnera peut-être de ce que je n’ai pas épargné ces bisons sauvages de grand prix, mais je dirai qu’une telle attitude aurait été stupide, car l’intérêt final du spectacle y aurait beaucoup perdu, une bonne partie de la foule risquant de s’attarder sur les gradins pour voir le long et fastidieux travail que nécessitait la capture des bêtes. De plus, les bisons étaient si farouches que plusieurs gardiens y auraient immanquablement laissé leur vie. De toute façon, je m’apprêtais à envoyer à Néron une si énorme demande de remboursement, que je pouvais bien supporter la perte de mes bisons hyrcaniens.
Comme la foule se hâtait vers les jardins d’Agrippine pour prendre part au festin offert par Néron, Tigellinus, qui désirait toujours se mettre en avant, voulut donner un spectacle de sa façon – le plus étonnant de la journée, croyait-il. Usant de ses prérogatives au-delà des murailles, il avait ordonné que les jardins fussent éclairés de bien particulière façon. Comme il n’y avait pas assez de place dans le cirque pour y faire périr cinq mille personnes, il avait fait conduire dans la matinée trois mille des chrétiens arrêtés dans les jardins.
Pendant la représentation, on avait dressé des poteaux le long des allées et autour des étangs des jardins, et les chrétiens y avaient été enchaînés. Quand les chaînes vinrent à manquer, on cloua les mains des condamnés.
Puis les chrétiens furent enduits de poix et de cire, produits que le procurateur de Tigellinus avait eu les plus grandes peines à se procurer, et encore, en quantités insuffisantes, de sorte qu’il avait fallu utiliser aussi de l’huile et d’autres substances.
Tandis que l’obscurité gagnait et que la foule se hâtait vers les jardins, les prétoriens couraient d’un poteau à l’autre, un flambeau à la main. Des hurlements de douleur s’élevèrent, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que s’allumaient les torches humaines. Une suffocante puanteur se répandit et nul ne parut goûter l’extraordinaire spectacle. En fait, les personnes les plus raffinées perdirent l’appétit à cause de la déplaisante odeur de chair humaine grillée. Comme les chrétiens se tordaient et se débattaient, des gouttes de poix et de cire brûlantes furent projetées sur l’herbe sèche et l’on craignait que le feu ne s’étendît à tout le jardin. Plusieurs personnes se brûlèrent les pieds en éteignant les braises fumantes qui entouraient les poteaux.
Aussi, lorsque Néron, toujours vêtu en aurige, remonta dans son char les routes flanquées de ces torches, aucune acclamation ne s’éleva. Au lieu des vivats escomptés, il fut accueilli par un morne silence. Il aperçut plusieurs sénateurs qui rebroussaient chemin.
Il descendit de son char pour saluer les gens du peuple, mais nul ne rit de ses plaisanteries. Néron voulant garder Pétrone auprès de lui, ce dernier déclara qu’il avait déjà par pure amitié supporté un ennuyeux spectacle et qu’il existait des limites à ce que son estomac pouvait tolérer. Assaisonnée de l’écœurant fumet de chair humaine brûlée, la meilleure viande du monde ne lui paraîtrait guère alléchante.
Néron se mordit les lèvres et, avec cette moue boudeuse, dans son costume d’aurige, il ressemblait plus que jamais à quelque lutteur puissant, couvert de sueur. Il comprenait qu’il lui fallait trouver un autre divertissement pour le peuple, afin de dissiper la mauvaise impression laissée par la faute de goût de Tigellinus. Pour ajouter encore au malaise universel, des suppliciés à demi-brûlés churent de leurs poteaux sur les personnes les plus proches, et d’autres, dans les convulsions de la souffrance, arrachèrent leurs mains clouées et se précipitèrent en flammes au milieu de la foule.
La vision des ces formes hurlantes, à peine humaines, qui rampaient et se tordaient de douleur, ne suscita que terreur et dégoût. Néron ordonna d’une voix courroucée d’achever immédiatement tous les chrétiens, car leurs cris allaient troubler la musique de son orchestre et la représentation théâtrale.
Il fit brûler tout l’encens qu’on put trouver et répandre le parfum qui devait être offert aux hôtes. On se doute du coût effrayant de ces extravagances, sans compter même la perte de tant de chaînes d’acier gâtées par le feu.
Pour ma part, j’avais été retenu par mes devoirs au cirque. Après avoir abrégé les félicitations que les plus nobles spectateurs étaient venus me communiquer en personne, je m’étais précipité dans l’arène pour surveiller le travail des garçons de cirque qui achevaient les agonisants à coups de gourdin, mais surtout pour réunir les restes de Jucundus et de Barbus.
Je retrouvai leurs dépouilles sans peine. Tout près, au milieu d’un amoncellement de corps déchiquetés, je découvris, à mon grand ébahissement, un adolescent vivant, qui se protégeait la tête de ses mains. Quand il eût essuyé tout le sang qui avait coulé sur lui à flots, je vis qu’il ne portait pas trace de morsure, de griffure, de coups de sabot ou de corne. Il leva vers les étoiles un regard hébété en demandant s’il était au paradis. Puis il me dit que, pour ne pas exaspérer la fureur des fauves, il s’était jeté à terre, sans offrir de résistance. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût été épargné, car ni les lions ni les bisons ne touchent à quiconque observe une immobilité de cadavre.
Qu’il eût survécu me parut une sorte de présage. Je jetai mon manteau en travers de ses épaules pour le sauver des gourdins des garçons d’arène. Ce geste fut aussitôt récompensé, car il put me fournir un récit détaillé de la fin de Barbus et de Jucundus, et aussi de la conversation que mon fils et le guerrier avaient eue au milieu des autres prisonniers.
Les cachots étaient si bondés que les prisonniers ne pouvaient s’asseoir, et par chance, le jeune homme s’était trouvé tout près de Jucundus. Barbus, que l’âge rendait sourd, avait dû inviter le fils de Lugunda à parler plus fort. Le jeune chrétien était donc en mesure de me mettre au courant de l’enfantillage que fut la conspiration des élèves du Palatin.
Aux yeux du jeune chrétien, sa survie était un miracle. Il aurait aimé se retrouver ce soir-là au paradis, comme ses compagnons. Mais le Christ, me dit-il, avait sans doute besoin de lui pour quelque dessein particulier. Je lui donnai des vêtements – il y en avait à foison – et l’accompagnai jusqu’à une porte dérobée, par laquelle il pourrait quitter sain et sauf le cirque.