Il appela la bénédiction du Christ sur son miséricordieux sauveur et m’assura qu’il ne doutait pas que même moi un jour je trouverais le vrai chemin. En toute candeur, il me raconta qu’il avait été disciple de Paul et avait été baptisé du nom de Clément. L’extraordinaire coïncidence me renforça dans la décision de me rendre au désir de Claudia d’appeler ainsi notre fils.
Se méprenant sur le mouvement de surprise que je n’avais pu réprimer, le jeune chrétien m’expliqua sur le ton de l’excuse qu’il n’était en aucune façon doté d’un naturel doux mais au contraire se voyait contraint de pratiquer maintes pénitences pour mater son impétuosité. C’était pourquoi il s’était jeté à terre sans vouloir rendre aux fauves le mal pour le mal. Il me bénit de nouveau avant de partir pour Rome le long de la route illuminée de torches humaines.
Je devais le retrouver trois ans plus tard, lorsque mes fonctions m’appelèrent à intervenir dans les conflits internes des chrétiens. Il s’agissait de décider de qui recevrait la crosse du berger après Linus. Je crus devoir prendre le parti de Cletus contre Clément, qui me semblait trop jeune pour assumer cette lourde tâche. Je crois que par la suite, au cours de ses exercices d’humilité, il dut le comprendre.
Son tour viendra sans doute quelque jour mais ne te préoccupe pas de cela, ô Julius. Les chrétiens n’ont aucune importance politique, car leur religion ne saurait subsister longtemps face aux autres cultes orientaux. Ne les persécute jamais. Quand bien même ils te provoqueraient parfois, laisse-les vivre en paix, pour l’amour de ta grand-mère Myrina.
Je fis envelopper les restes de Jucundus et de Barbus dans un linceul et, quelques proches des suppliciés s’étant présentés en tremblant, je les autorisai à prendre soin des restes de leurs parents, s’ils parvenaient à les retrouver et refusai les nombreux cadeaux qu’ils m’offrirent en échange de cette faveur. Cependant, il me fallut faire porter la plupart des corps dans une fosse commune non loin de là.
Enfin, je pus me précipiter au festin de Néron avec le sentiment du devoir accompli. À la vue des puantes horreurs perpétrées par Tigellinus, j’exprimai ma réprobation et l’accusai à haute voix d’outrepasser ses prérogatives. J’avais déjà prévu en observant l’énorme presse sur les gradins, qu’on manquerait de victuailles et m’étais empressé de faire écorcher et dépecer mes bisons sauvages pour pouvoir offrir de l’excellente viande au peuple, en mon propre nom.
Mais je perdis tout appétit lorsque je remarquai les bizarres regards que me jetaient les sénateurs, certains d’entre eux me tournant même le dos sans me rendre mon salut. Et quand Néron, en me remerciant de la part que j’avais prise au succès du spectacle, fit preuve d’un manque de chaleur surprenant, mon inquiétude s’accrut encore. Il y avait de la culpabilité dans sa façon de détourner les yeux. Quand il en eut terminé avec les politesses, il m’annonça le sort de mon père et de Tullia. En cet instant seulement, je compris l’apparition de Jucundus et de Barbus, qui jusque-là était restée pour moi une énigme en dépit des renseignements fournis par le jeune chrétien. J’avais l’intention de demander sur un ton acerbe à Néron, un jour qu’il serait d’humeur aimable, comment il était possible que le jeune fils adoptif d’un sénateur eût été jeté aux fauves avec les chrétiens.
Néron me décrivit le discours de mon père à la curie et l’état de confusion mentale où se trouvait le vieil homme.
— Il m’a insulté en présence du sénat rassemblé. Mais ce n’est pas moi qui l’ai condamné, ce sont ses propres collègues qui ont prononcé la sentence, à l’unanimité, au point qu’il n’a pas été besoin de voter. Perdant tout sang-froid, ta belle-mère a transformé en scandale public une affaire que le souci de ton bon renom m’incitait à garder secrète. Si le jeune Breton adopté par ton père n’avait pris au sérieux ses devoirs filiaux et ne s’était déclaré chrétien, il n’aurait jamais été envoyé au cirque, même si son infirmité lui interdisait l’entrée de l’ordre équestre. Tu n’as pas de raison de pleurer la mort de ton père. Il s’apprêtait à te déshériter, sans doute à cause de l’état de confusion où se trouvait son esprit. Ce qui fait que, même si je suis tenu de confisquer la fortune de ton père, tu ne perds rien. Tu n’ignores pas au prix de quelles difficultés je parviens à trouver les fonds qui me permettent de vivre décemment.
Je jugeai plus sage de lui confier que mon père, dix-sept ans plus tôt, m’avait remis une partie de mon héritage, pour me permettre de disposer du revenu nécessaire au rang de chevalier. Mais j’avais vendu les terrains de l’Aventin avant l’incendie et si j’avais reçu aussi d’énormes sommes de mon père pour l’entretien de la ménagerie, Néron avait été indirectement bénéficiaire de ces largesses.
Pour éviter tout soupçon ultérieur, je me vis contraint de lui apprendre que mon père m’avait, entre autres choses, donné une coupe qui avait à mes yeux une grande importance. D’abord intéressé, Néron abandonna le sujet aussitôt que je lui eus dit que ce n’était qu’un grossier récipient de bois.
Comprenant à quels dangers m’avait exposé l’attitude insultante de mon père, je me hâtai d’ajouter que cette fois, je ne demanderais pas un sesterce pour le spectacle, car je savais combien Néron avait besoin de rogner sur ses autres dépenses pour pouvoir se faire bâtir une demeure digne de lui. Je lui donnai aussi la viande des bisons sauvages et lui suggérai de vendre l’immense quantité de vêtements entassés dans le cirque, ainsi que les bijoux pris sur les corps des condamnés. Cela paierait peut-être quelques colonnes des arcades qui devaient relier le Palatin à la future Maison dorée du Coelius et à l’Esquilin.
Néron s’épanouit en entendant ces paroles et m’assura qu’il n’oublierait pas ma générosité. Soulagé de voir que je ne lui reprochais pas la mort de mon père et celle de ce jeune homme qu’il croyait être mon frère adoptif, il revint en termes plus flatteurs sur mon rôle dans le spectacle, et reconnut que les comédiens avaient lamentablement échoué et que l’initiative de Tigellinus n’avait produit que du malaise. Hormis l’intervention des animaux sauvages, la seule réussite était la musique de l’orgue hydraulique et de l’orchestre, qu’il avait lui-même soigneusement arrangée.
Je songeai que le fracas de la musique n’avait réussi qu’à troubler les animaux et à distraire l’attention de la foule aux apogées du spectacle, mais gardai cette opinion pour moi. En dépit des compliments reçus, j’étais sombre et sans appétit. Dès que je fus assuré de n’être pas observé par des regards malveillants, je fis une libation en l’honneur de mon père. J’envoyai mon coursier s’enquérir du lieu de son exécution, avec mission de découvrir ce qu’étaient devenus son corps et celui de Tullia. Mais comme je l’ai raconté, ils avaient déjà disparu dans l’obscurité des catacombes.
J’ai dû me contenter de faire brûler les restes de Jucundus et de Barbus dans mon jardin, sur un bûcher échafaudé à la hâte. Il me semblait que, par sa loyauté, Barbus avait mérité de partager le bûcher de mon fils. Lorsque j’eus versé du vin sur les dernières braises, je rassemblai moi-même les cendres et les enfermai dans une urne.
Plus tard, je plaçai cette urne dans un mausolée que j’avais fait bâtir sur le terrain que mon père avait acquis autrefois dans la nécropole de Caere. Par son père, Jucundus appartenait à une vieille souche étrusque et par sa mère, à une noble lignée bretonne. Quant à Barbus, la dignité de sa mort prouvait la noblesse de son esprit. Sur le couvercle de cette urne, un coq de bronze étrusque chante pour eux la vie éternelle, comme tu pourras le voir de tes propres yeux ô Julius, le jour où tu viendras porter dans ce tombeau les cendres d’un père misérable, méprisable et perplexe.